Donaueschinger Musiktage : 3 + 1 jours de nouvelles musiques
Cette année, noire et irrespirable
Elle vit près de Boston mais est née en Israël ; elle nourrit les orchestres et chanteurs depuis plusieurs décennies d’un langage bien à elle, où elle tente l’impossible alliage entre la sensitivité exacerbée de l’écorché et la précision analytique du chirurgien. La mort de George Floyd l’a fâchée, touchée, troublée -et cette phrase, de la jeune fille qui filme les derniers instants de celui qui clame ne plus pouvoir respirer, peut-être encore plus : « je suis restée là à m’excuser, m’excuser auprès de George Floyd de ne pas en faire plus, de ne pas interagir physiquement et de ne pas lui avoir sauvé la vie. » Alors, comme le fait une artiste, elle intègre l’événement, son inspiration, sa respiration coupable, les mots, la souffrance de l’homme -et celle de la femme- dans sa musique, monument de 55 minutes consacré au dernier souffle, de Floyd le Noir oppressé à la poitrine compressée, au souffle coupé (oui) et à cette pandémie qui a soudain tout bouleversé mais, aussi vite qu’elle a pris le temps de passer, laissé tout (les choses, les enjeux, les morts) inchangé -ou presque- tant nos habitudes sont profondes, ancrées, faciles- et les mots sont ceux des choristes, de leur monde impacté par l’épidémie. C’est le Jack Quartet qui s’attelle aux cordes dans la salle Mozart des Donauhallen, pour les Unhistoric Acts de Chaya Czernowin, panneau central d’un tryptique (VENA) débuté en 2020, accompagné des 24 voix du SWR Vokalensemble, et autant de mains pour, en un même mouvement, tourner les pages de la partition dans un éclat coordonné d’incandescence lumineuse : dans ces plaintes, sirènes, souffles, « pops » buccaux, dans cette succession d’événements sonores dont la fluidité m’emporte plus dans la seconde partie, je ressens à un moment une proximité (toutes proportions gardées) avec le Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima de Krzysztof Penderecki. Unhistoric Acts est une pièce qui parle de rage et de deuil.
Le dialogue excentrique entre lupophone et no-input mixer
Parmi les trois pièces au programme du concert du jeudi soir au Baar Sporthalle (plutôt bien rempli ; la fréquentation semble ne pas trop souffrir des intransigeances covidiennes – on montre patte blanche et on porte le masque), celle d’Annesley Black (abgefackelte wackelkontakte) éveille l’intérêt par la mise en avant de deux instruments inhabituels : le lupophone (aux mains de Peter Veale), rare instrument de la famille des hautbois, semblable au heckelphone (au timbre sombre et pénétrant) mais dont la gamme descend jusqu’au fa grave, et un super bidule électronique vintage (plus précisément une table de mixage sans entrées -en fait une console dont les entrées sont connectées aux sorties, ce qui génère des feedbacks qu’on peut modifier en tripatouillant les interrupteurs, boutons et autres curseurs de la table-, manipulé, avec une grâce certaine, une dextérité convaincante et un enthousiasme communicatif par un homme rond à la pilosité du siècle dernier (Mark Lorenz Kisela). La composition de cette Canadienne installée à Frankfort est étonnante, résultante d’un travail d’un an avec les solistes -qu’elle incite à imiter les sons l’un de l’autre, pour nourrir ensuite le morceau de ces imitations, transcrites, transposées, transformées à de multiples reprises puis réappliquées à un langage orchestral.
C’est la voix, qu’elle développe dans l’improvisation, sans l’avoir étudiée de façon traditionnelle, du bruissement chuchoté au cri expansif, qui amène Maja Solveig Kjelstrup Ratkje à l’écriture -elle se définit comme compositrice-performeuse. Je vous parle plus loin d’une autre création, fascinante, de son compatriote norvégien Eivind Buene (se connaissent-ils, je l’ignore, la scène scandinave est étroite), mais pour l’heure c’est Considering Icarus, pour trombone et petit orchestre, que l’on écoute, aux bons soins des musiciens du Symphonique de la SWR dirigés par Brad Lubman (une des contrebassistes semble si menue, son instrument la surplombe de bien plus d’une tête) qui prolonge, à partir du poème d’Anne Sexton, dont le titre, trente ans après, fait la nique à celui de William Butler Yeats, l’exploration de la forme chère à Ratkje -la dimension de la composition qu’elle considère comme la plus importante dans son travail. Fi d’Icare et de son expérience désastreuse, qui peut savoir s’il n’a pas essayé, ose-t-elle dans son allégorie : allons donc vers le soleil -et certains instants de ce voyage téméraire m’évoquent pourtant la paix d’une mer huileuse vue du ciel, lourde mais limpide, jusqu’au dénudement final où Stephen Menotti, augmentant puis déstructurant peu à peu son trombone, continue à produire du son- et, en soi, une sorte d’espoir.
La compacité sonore frappe dès les premières notes de ces Tableaux I-III - Drei Skizzen für Orcherster de Beat Furrer, Suisse émigré en Autriche où il fonde le Klangforum Wien. Le compositeur s’inspire de toiles du Max Ernst de la période frottage (d’une mine de plomb sur le papier, lui-même appliqué sur une surface avec reliefs et aspérités) et grattage (du pigment directement sur la toile) pour générer des structures sonores en couches superposées à l’arrière-plan (on croit entendre des voix qui appellent, hurlent, chuchotent) et présente les trois mouvements de l’œuvre comme une série d’images : la froideur cadavérique des choses qui ont été vivantes ; le feu, dynamique, bruitiste, cosmique ; la densité quasi-chorale des sons, distordus jusqu’au cri.
Le dragon danse sur les ruines de la cité
C’est une des déclinaisons inventives du festival, qui fait la place au renouveau sonore sous des formes moins académiques et donne à entendre des musiques expérimentales émergeant d’horizons parfois inattendus. Ainsi, dans l’accueillante arrière-salle du Twist, l’animé et bruyant bar où l’on échoue immanquablement dès qu’on traverse le fleuve, un échantillon (presque) représentatif du public des heures moins indues du festival converse joyeusement autour des hautes tables rondes et des « bananenweissbier » (avec ou sans alcool) servies dans des verres allongés et lourds (on peut boire, mais il faut garder son masque - bon) pour une de ces afters de live-electronic performances, de diverses provenances, dans un mix improbable de cultures, ce soir moyen-orientales.
On les sent un peu tendus, très concentrés, Abed Kobeissy et Ali Hout, duo en provenance de Beyrouth, l’un au buzuk, ce luth au long manche cousin du bouzouki grec et du saz turc, l’autre au tambour (les deux aux effets électroniques), qui s’embarquent dans Dance Grooves For The Weary, croisade arabo-bruitiste (et aux rythmes dansants), déchirée comme l’est leur ville natale, bafouée encore un peu plus par la double explosion de nitrate d'ammonium entreposé dans son port, et démentielle dans sa cacophonie de reconstruction. L’expérience sonore est passionnante, nous immerge autant qu’elle nous submerge, on pense à Einsturzende Neubauten assurant la B.O. d’Eraserhead, le Liban et la danse en plus.
Nous sommes encore sonnés, et eux surpris par leur succès, quand Mutaqa’a, Palestinien issu de la scène hip hop (le mot qui fait fuir) underground (il y a peut-être un espoir) prend place : sa musique, expérimentale, s’abreuve au rap, certes, mais aussi à la noise ; ça démarre par une douleur, des sinusoïdes d'où émerge peu à peu un rythme, voire une structure, dont la physique nous impacte viscéralement, elliptique, répétée, déstructurée. Concentré sur ses doigts qui heurtent (et manipulent) boutons et potentiomètres, l’artiste, un peu étourdi, finit par relever la tête, comme gêné des applaudissements qui ponctuent la fin de sa prestation.
On est jeudi, il est minuit.
Donaueschingen Global, en pratique
Dès le matin du vendredi, dans la salle de sport de la Realschule, je m’abîme (mes sens sont en éveil, c’est volontaire) sous l’emprise du Las flores subterráneas, pièce à l’atmosphère tragique du Colombien Rodolfo Acosta (il est aussi improvisateur, chercheur et professeur) : les sons glissent et s’insinuent avec une gravité persistante, comme un paquebot sur une mer de fer. Un régal, aux mains du Klangforum Wien.
Plus brusques sont les événements de la nouvelle pièce de Carolina Noguera Palau, compatriote d’Acosta, tant Ferocious: Contorting femininities manie les démarrages et les coups de frein sonores, puisés dans le patrimoine colombien (la Rajaleña, danse des villages longeant la rivière dans le district d’Alto Magdalena). Elle prolonge ainsi l’intrication entre classique et folklore et s’écarte, certainement dans la seconde partie du morceau, à la continuité apaisée, de la complexité pour la complexité, s’autorisant même à l’occasion mélodie et tonalité.
Le timbre de l’accordéon de Krassimir Sterev domine d’entrée de jeu Propinquity, la composition de Nima A. Rowshan (Iranien de 36 ans, il étudie aussi à Paris) dans laquelle il poursuit, au travers notamment de l’allongement des durées et des dynamiques, sa recherche sur la perception et ses limites. C’est Bas Wiegers qui dirige cette expérience de dévoilement sonore.
L’école spectrale montre le bout de son nez dans The broken mirror of time, l’œuvre (convaincante) proposée par Andile Khumalo depuis Johannesburg : formé auprès de Tristan Murail et Salvatore Sciarrino (deux sources, parmi d’autres, des influences qui colorent sa pièce), le compositeur, qui a à cœur de mettre en avant la musique d’Afrique du Sud, disperse ainsi des sons dans l’espace, comme de délicates et scintillantes poussières en suspension.
Le brio du Trio Accanto
Composé par Hannes Seidl en collaboration avec l’auteur Anselm Neft (tous deux sont allemands), The flexibility of fish explore le thème du changement de sexe (relativement fréquent chez les poissons) au long d’une rengaine ininterrompue et horripilante (inspirée par la tradition anglo-saxonne du fiddle), jouée et partiellement chantée (il y a du playback) par Diamanda La Berge Dramm (violon, tambour et transformation visuelle). Le public apprécie, moi pas.
Je me réjouis d’autant plus de l’entrée en scène du Trio Accanto, réunion rôdée de trois solistes hors pair : à chaque fois, je suis fasciné par la subtilité du jeu de percussions de Christian Dierstein -ajoutez saxophone et piano pour faire le compte d’une formation aussi atypique que renommée. Pour donner naissance à Personal Best, l’Olsoïte Elvind Buene se lance dans une série de conversations à distance avec les interprètes, crée via Zoom une intimité d’un genre nouveau, récolte voix, histoire et musique (celle interprétée par le trio) dont il fait le matériau de sa pièce et qu’il enrichit de recherches dans les archives du SWR Experimentalstudio. Buene met au jour, avec une humble maîtrise, l’essence de l’ensemble. Une réussite.
Le monde sonore de Lisa Illean (elle est née en Australie mais vit au Royaume-Uni) captive par sa quiétude, son déroulé alangui et luminescent -son côté étale évoque parfois Morton Feldman-, paix à peine troublée des flux et reflux d’une marée qui aurait un temps infini pour se déployer. Tiding II (silentium) est pour le trio l’occasion d’un doigté tout en finesse.
On connaît l’Anglaise Rebecca Saunders pour sa façon de sculpter le son dans l’espace, et c’est précisément ce qu’elle nous propose avec sa nouvelle pièce, That Time, écrite d’une main vigoureuse et puissante pour l’ensemble Accanto et dont il s’empare avec une sauvagerie aussi paradoxale qu’insoupçonnée.
La boîte noire est cérébrale
Retour aux Donauhallen, après une « Tagessuppe » et un bretzel (zut, j’oublie de préciser « ohne Butter » -mes artères grimacent) dans le chapiteau réservé au bar (d’habitude, il prend place dans le foyer des halles, mais le virus malicieux en a décidé autrement) pour le concert du soir, aux bons soins d’Ilan Volkov qui dirige l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg.
Avec la Philharmonie et deSingel (Anvers), c’est l’OPL qui est à l’origine de la commande à Stefan Prins de under_current, nouvelle pièce (elle fait partie du festival Rainy Days de novembre à Luxembourg) d’un compositeur atypique (il sautille tant sur sa chaise devant la table de mixage que sa tignasse à la mode afro vacille) et belge, habitué des salles de Donaueschingen et élève de Chaya Czernowin. Le morceau met en avant la guitare électrique (Yaron Deutsch, avec qui Prins fait de l’impro dans le groupe Ministry of Bad Decisions), instrument aussi rare dans la musique nouvelle qu’il est courant dans le rock, mais pas neuf pour le compositeur qui y voit le point d’intersection entre les sons acoustique et électronique -dénuée de corps résonnant, la guitare électrique dépend d’une boîte noire (l’amplificateur) pour son existence sonore. Et c’est ce rôle d’amplification (ici, analogique) que Prins étend à l’orchestre tout entier, dont l’électronique transmute le son, bouclant la boucle entre l’humain et le technologique.
L’atmosphère change radicalement avec World as Lover, World as Self de Liza Lim (Australie), pour piano (Tamara Stefanovich ; elle chante aussi) et orchestre, où la compositrice explore les mondes enchâssés dans le monde : ses propres souvenirs de la musique de Schumann, l’incohérence hétéroclite et bancale de Twitter, la compassion bouddhiste de Joanna Macy.
Pour Intrusions, la Japonaise Misato Mochisuki, dans la prolongation de son cycle Brains, développe le thème de la connexion personne/environnement et de l’apprentissage (par imitation) réciproque qui en résulte, l’une et l’autre représentés ici par l’interaction orchestre/électronique (injection de sons d’autres êtres vivants ou de la vie courante) où l’un influence et enrichit constamment l’autre.
C’est sur la feuille blanche d’un compositeur et chef d’orchestre berlinois que naît la partition de Hirn, intense plaidoyer sur la prééminence du cerveau, qu’Enno Poppe n’oppose aucunement à l’âme puisque le cerveau l’héberge, comme il héberge les émotions -et comme il héberge le contrôle (cet ordonnancement rationnel des premières mesures), en même temps que la frénésie (cette perte de contrôle de l’espace sonore en mouvement). Hirn est un oxymore -ou une sirène bitonale, c’est selon.
On est vendredi, la nuit est étoilée.
Nature et dessin animé
Comme s’il campait sur place (ce qui n’est pas loin d’être le cas, en plus confortable, il gèle la nuit en Forêt Noire), je retrouve le Klangforum Wien à 11 heures à la Realschule (une habitude se prend vite) pour quatre créations, en provenance d’Israël, de Hongrie et de Norvège. Un incident technique aux percussions nécessite l’intervention d’un homme en noir (puis d’un autre, encore un autre et encore un autre) et repousse de quelques minutes l’entame de Awkward Dances and Passacaglia d’Yair Klartag (Tel Aviv), partition à deux sources, l’une ancrée dans la danse (avec des éléments de régularité et de prédictibilité rythmique) et plutôt grinçante, l’autre en forme de passacaille, inspirée par le 4e mouvement de la 4e symphonie de Brahms, plus joyeuse, voire virulente.
D’une entame rude et rêche, la musique de Márton Illés (Budapest) me fait l’effet d’une langue de chat sur une joue mal rasée, avec ses chuchotements grinçants qui hérissent un poil après l’autre dans une sensation à la fois ardue et estimable. Forajzok est à la piloérection ce que le grain de sable est à l’engrenage : gênant quand on le laisse faire et, par son incitation à agir, nécessaire à une détente ultérieure.
C’est d’ailleurs ce que facilite la flûte traversière qui guide la très belle pièce présentée par Ragnhild Berstad (Oslo), pour laquelle elle pose sa respiration au milieu des éléments naturels, subjuguée par leur puissance intrinsèque et dans laquelle elle se coule pour percevoir sa propre musique. Trãnseõ nous fait prendre l’air, celui des fjords, de la mer et des oiseaux (leurs chants caractéristiques), de la montagne et de la pluie qui l’arrose, et les instruments de verre (à la surface recouverte de sable fin), maniés par plusieurs percussionnistes, prennent ici une place inhabituelle dans l’orchestre.
D’une façon lapidaire, voilà comment Øyvind Torvund (Porsgrunn) introduit son morceau : « Plans présente des idées de compositions musicales défiant les lois de la physique et des budgets artistiques ». Et voici la scène : sur l’écran qui la surmonte, face au chef d’orchestre, surgissent des panneaux qui décrivent l’action (« A folk music where the audience are smashing glass bottles to the beat of the fiddler ») et son évolution (« The same music arranged for large orchestra »), ornés de dessins naïfs mais explicites (« exploding boxes »), tandis que l’orchestre illustre (souvent de façon figurative, à la grande joie des percussionnistes, mais parfois plus abstraite, comme quand « An experimental violinist is trying to teach nature a tune ») et magnifie la chose, dans un équilibre digne du face caméra du Droopy de Tex Avery déclarant, dépité, « You know what, I’m happy ». S’abreuvant au rock, au jazz ou au baroque autant qu’à la tradition classique, Torvund livre une pièce intelligente, drôle et captivante.
Un Omnibus venu d’Ouzbékistan
Une instruction spéciale nous attend sur les sièges de la salle Stravinsky pour le concert de l’Omnibus Ensemble, petit orchestre reconnu pour son inventivité à marier innovation et tradition, et pour jouer des musiques pratiquement absentes des scènes d’Asie Centrale : « Le programme du concert est de 65 minutes sans entracte. Pas d’applaudissements entre les pièces. Merci ! ». Je prends donc mon souffle, tout en notant (indice probable de la proximité de l’ensemble avec les compositeurs lors du processus d’écriture) que le morceau de Hasan Hujairi (Bahreïn), éclaté en cinq mouvements, de même que celui de Piyawat Louilarpprasert (Thaïlande), fait de deux groupes et celui de Qin Yi (Chine), coupé en deux, se succéderont de façon mélangée -seul celui d’Onur Dülger (Turquie), un peu plus court, restera entier, englobé par les parties I et II de Retreat Strategies. Un peu comme si les individualités se fondaient au bénéfice du groupe. Et le résultat est magique et magistral : une heure de plaisir sonore (des écritures, modernes mais pétries d’histoire et de leur contexte géographique) et visuel (une chorégraphie, simple mais lente et belle), où les parties sont liées sans réelle interruption, avec un final figé et pince-sans-rire, qui dure de longues minutes de silence et d’immobilité avant qu’un des compositeurs, assis juste à ma gauche, délivre par son applaudissement les instrumentistes d’une crampe probable -et l’audience d’un doute insoutenable.
La musique et les gens
A 16 heures, c’est toute la ville qui frémit, joyeuse et émue : postés dans les porches et les recoins de portes, nichés au centre des places et dans les rues, perchés sur les arcades, juchés sur les balcons des habitants, au-dessus de la tête des passants ou à leurs pieds, joliment vêtus devant leurs lutrins, des dizaines de musiciens, venus de Donaueschingen, ville où le Danube prend sa source, mais aussi des pays que le fleuve baigne (Autriche, Slovaquie, Hongrie, Serbie, Bulgarie, Roumanie, Ukraine), saisissent leurs instruments pour célébrer les 100 ans du festival. Pendant une heure, dans la foule disséminée, Donau / Rauschen Transit & Echo (de Daniel Ott et Enrico Stolzenburg) abolit les frontières comme seule la musique en a le pouvoir.
Pierre Boulez, 70 ans après
Dans sa pièce aux mains du Lucerne Festival Contemporary Orchestra dirigé par Baldur Brönnimann, Christian Mason (Londres) veille à utiliser tout l’espace, celui de la scène d’abord (les ondes Martenot y siègent au centre), disséminant ensuite des parties de pupitres autour du public assis dans la Baar Sporthalle dont le volume, simple parallélépipède, se prête bien à l’exercice : cloches, eau ruisselante dont le son cristallin répond à celui des oscillateurs, Somewhere in the Distance (Lost in the Horizon) joue d’une interaction constante entre l’horizon sonique pré-enregistré et la texture des instruments qui l’imite, l’obscurcit ou le cache.
Sombre, Čvor, de Milica Djordjević (Belgrade), gronde et menace, et, nonobstant des lignes de développement intrinsèque quasi statiques, déploie l’énergie compacte et la rage de la fission nucléaire -dont on attend sans cesse l’explosion ultime.
Dans la marée des nouveautés, Polyphonie X, œuvre parmi les premières, sérielles, de Pierre Boulez (Montbrison) fait figure d’élégante égérie de la préhistoire (il en écrit la partition à 26 ans) dont la création, le 6 octobre 1951 à Donaueschingen, coupe l’audience en deux, vivats et applaudissements d’un côté, huées et hululements de l’autre. « Trop théorique », juge alors Boulez, qui la retire de son catalogue et empêche son exécution -ce qui en renforce encore la réputation de déterminisme radical. Sa représentation, 70 ans plus tard, est un événement exceptionnel, qui offre à entendre une organisation contrôlée des notes, basée strictement sur une série de 24 quarts de tons, en même temps que les autres paramètres sonores (rythme, dynamique, instrumentation…) évoluent, eux, selon des systèmes plus ou moins logiques ou structurés, parfois même assez libres, de façon à multiplier les interactions, exposant la question de l’indécision, entre contrôle et lâcher prise.
Essaie encore
Now Jazz, la soirée du samedi, débouche souvent pour moi sur un sentiment ambivalent, rarement nuancé et qui me laisse exalté ou révulsé, mais toujours pantelant. C’est le cas assez rapidement (dans la mauvaise direction) pour Nine-sum sorcery, la prestation de Labour, duo basé à Berlin et appuyé ici par la voix kurde de Hani Mojtahedy : la déclamation artificielle (puis le chant distant) ennuie et ne touche pas, trop apprêtée du haut de son tabouret et sans intimité avec les sons émergeant du laptop de Farahnaz Hatam (dont les platform boots impressionnent plus que les vagues électroniques, banales), sans parler des projections dénuées d’originalité, des perches flash disséminées dans la salle et du solo de batterie dont on se demande ce qu’ils viennent faire là.
Un Saturday night sans fever.
Deux esthétiques
L’Ensemble Nikel fusionne sons acoustiques (saxophone, percussions) et électriques (guitare, claviers), au bénéfice des nappes qui font la substance de Ext.The Woods.Night, un doux et chatoyant « script sonique » selon les termes cinématographiques de sa conceptrice, Didem Coskunseven, sound designer turque vivant à Paris.
Dans un registre plus rugueux, Us Dead Talk Love est la deuxième pièce au programme de cette édition 2021 pour Rebecca Saunders, écrite sur le texte A Primer for Cadavers d’Ed Atkins (poète et artiste vidéo) et confiée à la voix sombre de Noa Frenkel -âprement soutenue par le quatuor aux sonorités sinuant à la frontière du jazz.
Où la cryptanalyse rejoint l’homosexualité
Sur un livret de Frank Witzel, Pierre Jodlowski (France) compose Alan T., ambitieuse pièce de théâtre musical consacrée à la vie d’Alan Turing, mathématicien britannique responsable du déchiffrage du code Enigma utilisé par les Nazis, acclamé pour son apport à la future informatique, puis banni et condamné pour son homosexualité. Le dispositif scénique (Claire Saint Blancat) est habile : les musiciens de l’Ensemble Nadar (Belgique) sont disposés en demi-cercle sur le devant de la scène, séparés de l’arrière-plan par des panneaux translucides, qui servent d’écrans pour les projections de leurs avatars et derrière lesquels se révèle l’appartement (sa « pièce à cauchemars ») de Turing (interprété par Thomas Hauser). Seule la soprane (Joanna Freszel) passe du monde de l’avant-plan (la machine) au monde de l’arrière-plan (le réel), deux univers qui interagissent au travers du dialogue entre le scientifique et l’intelligence artificielle, entre les instrumentistes et l’électronique.
Le prix de l’orchestre
Un peu avant 17 heures, dans la salle Mozart, bruisse l’excitation d’une fin d’événement, qu’attise avec humour Björn Gottstein, le directeur artistique du Donaueschinger Musiktage (très applaudi -c’est sa dernière édition, il cède la place à Lydia Rilling, actuelle Chief Dramaturg à la Philharmonie Luxembourg) quand il prend la parole pour annoncer que, contrairement à plusieurs interventions précédentes, « il n’y a pas de changement d’ordre de passage dans le programme »… The Red Death, l’oratorio, proche de la narration théâtrale, de Francesco Filidei (Pise) est confié aux mains de Sylvain Cambreling qui dirige le SWR Symphonieorchester, les intervenants de l’IRCAM (pour l’électronique), les chœurs de la Chorwerk Ruhr et du SWR Vokalensemble, et bien sûr les voix solistes (que je croiserai plus tard, tout sourire, à l’Osteria Veneta où je conclus le plaisir des sens de quatre jours de musique par un goûteux et finement préparé « filetto di fassone piemontese »). La nouvelle d’Edgar Allan Poe (Le masque de la mort rouge) dont s’inspire le livret écrit par Hannah Dübgen, prend à nos yeux une nouvelle dimension : le Covid s’insinue derrière le choléra, sur fond d’exigence sociale d’une humanité trompée par sa propre intolérance à l’incertitude. Ce n’est pas ma forme musicale de prédilection, mais la pièce, imposante, récolte à juste titre l’« Orchesterpreis » du Donaueschinger Musiktage 2021, sous les applaudissements nourris d’un public chaleureux et ravi.
C’est beaucoup, mais pas exhaustif
Et, bien sûr, je n’ai pas tout vu, (car parfois il faut dormir) telles Ephémère enchaîné, la collection aussi hétéroclite que sonore et nocturne (en chantier depuis 2014) de François Sarhan, la musique pour film de Johannes Kreidler, certaines conférences que mon allemand à peine culinaire m’interdit, l’une ou l’autre installation, sculpture visuelle ou exposition (dont les panneaux retraçant les 100 ans d’histoire musicale auraient gagné à une traduction anglaise) consacrée à cet anniversaire séculaire -et hors du commun.
On est dimanche, le Donaueschinger Musiktage a eu 100 ans.
Donaueschingen, du 14 au 17 octobre 2021
Bernard Vincken
Crédits photographiques : Donaueschinger Musiktage / SWR