Images sonores mérite une meilleure visibilité
Puisque, cette fois, je sais où je vais, plus exactement où se situe le Mom, son sous-sol à l’acoustique finalement surprenante, son bar d’après concert où l’on sert la Badjawe, une bière blonde dont le nom (« pipelette » en wallon) prédestine au partage et à la papote, je prends le temps de manger mon sandwich au square en haut de la rue, où je capte, sur un banc incliné comme un siège baquet, les derniers rayons de soleil de la journée.
A l’initiative de Centre Henri Pousseur, le Festival Images Sonores allie, chaque année depuis 1999 à Liège, instruments acoustiques et électronique – avec un soin particulier apporté à la diffusion dans l’espace.
Entre Steve Reich et Pierre Boulez : Patrick Lenfant
Le programme du premier des quatre jours met Patrick Lenfant en sandwich entre deux monstres sacrés de la musique du 20ème siècle (lui-même en a fréquenté quelques-uns, de John Cage à Iannis Xenakis, en passant par Tristan Murail ou Luigi Nono) – pour deux pièces aux esthétiques divergentes mais au procédé semblable (l’instrumentiste simultanément en direct et en différé) –, avec une pièce, fondatrice d’une démarche à laquelle (le terrible) Lenfant restera fidèle – une « autopsie » sonore éloquente de l’instrument. Duocto, écrit en 1981, m’initie à la musique du compositeur, né à Paris en 1945, ancien directeur artistique du Centre de Recherches Musicales de Wallonie (qui renforce alors l’orientation de ce qui devient bientôt le Centre Henri Pousseur vers la musique mixte), avec Rudy Mathey à la manœuvre (membre notamment de l’Ensemble Hopper), se jouant de la clarinette basse (pour surligner, attendrir, expanser, surpasser la proposition, serein dans le chaos organisé d’un monde sonore aussi complexe, fortuit et adapté que le vivant – intensément densifié par ses parties enregistrées de clarinette (sans effets électroniques) : sons fendus (obtenus en jouant entre deux harmoniques naturelles, qui roulent et granulent), bruits de clés, sons voisés (le musicien chante dans l’instrument) et sons crépusculaires (le second degré de l’écho) sont diffusés à travers un réseau de huit haut-parleurs qui cernent le public. Impressionnant.
Dans la continuité de Vermont Counterpoint, composé trois ans plus tôt, New York Counterpoint, que Steve Reich écrit en 1985, demande au clarinettiste Benjamin Maneyrol (actif aussi dans l’ensemble Sturm und Klang) de jouer avec lui-même, à la fois en direct et sur bande magnétique (bon, aujourd’hui plutôt sur clé USB) : dix clarinettes, dont trois (puis deux) clarinettes basses, à l’enregistrement desquelles l’instrumentiste ajoute une onzième partie, live. On retrouve la pulsation chère au compositeur américain depuis l’ouverture de Music for 18 Musicians, les motifs mélodiques répétés et imbriqués, joués par les quatre violons de Violin Phase ou les deux pianos et deux marimbas de Piano Phase et la rapidité des changements de Sextet, une œuvre plus récente, dans la succession, sans pause, des trois mouvements aux changements de tempo inopinés. Réjouissant.
Pierre Boulez écrit Dialogue de l'ombre double en 1985, pour le soixantième anniversaire de Luciano Berio, un titre directement inspiré de la scène 13 de la deuxième journée (partie) du Soulier de Satin, la pièce fleuve de 1924 de Paul Claudel : L'Ombre Double est celle d'un homme et d'une femme projetée sur un mur, traitée dans la pièce comme un seul personnage. Dans la partition, la clarinette solo (Benjamin Maneyrol, au jeu volontairement austère) dialogue avec l’ombre d’elle-même, la « clarinette double », préenregistrée et spatialisée, de façon continue (déplacements fluides du son) et discrète (déplacements brusques), sur un jeu de haut-parleurs entourant l’interprète (et le public) – Boulez (l’assistant musical d’origine à l’IRCAM est Andrew Gerzso) joue aussi avec le nombre d’enceintes actives, souvent une seule au début de la section, toutes à la fin, de façon à déplacer doucement la clarinette enregistrée dans la salle avant que lui échoie un espace grandissant, omniprésente en fin de section. La pièce alterne strophes et transitions, les premières jouées en direct, les secondes diffusées, se succédant pratiquement sans superposition, dans une progression temporelle plus circulaire que linéaire. Eclatant.
Océan de plastique
Huit jours plus tard, de retour à Liège, dont je sais pourtant où se trouve La Boverie, alors que le plan de chez Apple s’obstine à me mener au Quai du même nom, un kilomètre plus loin, j’arrive presque en retard (l’accueil du musée n’est pas très au fait du festival et j’ai pris un peu de marge pour passer chez Nias acquérir l’un ou l’autre objet d’écriture – avec un intense sentiment de désuétude à l’ère du tout clavier ; mieux, du clavier dématérialisé) au concert du Trio Gomez qui complète l’installation visuelle et sonore de l’artiste multidisciplinaire Inger Elisabeth Gleditsch, en duo avec Gilles Gobert pour One of us, ensemble mouvant de sculptures nées de déchets, glanés lors de leurs pérégrinations maritimes, qui étouffent les océans, créent des îles invivables – et souillent les masses aquatiques. Le même Gobert est à la manœuvre (électronique : claviers et ordi) pour les sons, qui émergent, démarrent sans avancer, persistent dans l’air, harmonies flottantes, virent en ellipses (la guitare lapsteel de Pierre Slinckx – dont, d’où je prends place, je ne distingue bizarrement pas les cordes – effet d’optique qui ajoute une pincée magique à l’humeur onirique du morceau), parsemées d’épingles à la (petite) harpe (Vera Cavallin, qui façonne aussi les field recordings) – on peut circuler dans la salle, mais on sait, depuis Chez un Bistrot et Un salon d’Erick Satie, que le public ne le fait guère.
Handcrafted, quatre créations aux esthétiques très personnelles
Le concert qui suit présente un programme réordonné (conséquence de la répétition générale et des nécessaires changements de plateau – la pièce de Sarah Wéry, initialement prévue, est retirée, la disposition des lieux ne se prêtant pas à l’utilisation des engins de chantier qu’elle requiert), qui démarre par le morceau au nom, La Folie des Lotophages, entre poème à la Cocteau et essai psychanalytique, de Jinwook Jung, dont j’avais eu un premier aperçu de l’esthétique lors des Belgian Music Days de février 2024 (Plan à vol de corbeau, poème nos 1 et 15) : l’effet téléphone(s) portable(s) répété excepté (de l’entrée en scène de Gian Ponte, pianiste de l’Ensemble Fractales, tout haut-parleur dehors – qui se veut énigmatique mais fait plutôt sourire – à son intervention, groupée, pendant le morceau), j’accroche assez bien à une entame bruitée et hachée, à laquelle succèdent les prises de position farouches du clavier (brutalisé à l’avant-bras), les velléités mélodiques de la flûte et de la clarinette basse et les (à peine retenues) envolées baroques des cordes – étrange mixture, bancale et qui déconcerte et, par là même, éveille mon attention.
Eliott Delafosse, au goût vintage pour les titres aux atours binaires, propose les deux parties de son péremptoire 11101111100 (le sauvage 1010011010 figure sur le disque Fractionated, de l’Ensemble Fractales) : l’humeur y est d’abord grinçante, crisse comme le sable entre deux surfaces rigides, planes et en mouvement, trouve alors une verve cinétique (et cinématique), s’offre ensuite l’avancée pachydermique d’un cornac vindicatif avant de mener la discordance, sous de faux airs d’apaisement, au milieu d’un gué qui nous laisse cois – avec son intensité dépourvue des flonflons de l’exubérance, la musique de Delafosse (quelle assise !) s’entend mieux à volume soutenu.
Alors qu’il accumule les pièces (aux dénominations toujours fidèles à son principe conducteur – l’initiale de l’interprète suivie du numéro de séquence de la partition), Pierre Slinckx bâtit peu à peu un son, une façon de faire, un artisanat (Handcrafted est le titre générique du concert, qui vise l’intimité, l’imperfection de celui qui crée versus la perfection – pourquoi ne doit-on plus rôder les voitures neuves ? parce que l’usinage des moteurs a suffisamment gagné en précision – de la production de masse, si fiable, si fade), qu’on (lui) reconnaît sa patte les yeux fermés (ces glissements qui aspirent au chaos) : pour F#2 (des retrouvailles donc puisque F#1 est une commande de l’Ensemble Fractales qui date d’une dizaine d’années), le compositeur utilise, outre les instruments acoustiques et le dispositif électronique du Centre Henri Pousseur, un synthétiseur Casio d’un autre temps, en plus d’un petit clavier de la même marque, vert passé, entre instrument et jouet.
Je connais peu Alexander Khubeev, originaire de Russie, hormis une introduction à sa musique avec The Whisper of Phoenix, présenté il y a cinq ans par United Instruments of Lucilin, et découvre avec curiosité Labyrinths of Glass Dreams : au travers d’un assemblage de gestes instrumentaux extra-académiques (c’est un violoncelle du pauvre qui, dans son étui, subit les assauts de Meryl Havard, prudente – comme sa collègue Marion Borgel – avec son outil de travail usuel), Khubeev construit un Rubik’s cube au bruitisme assumé (il manie lui-même chaque instrument pour expérimenter et en dévier l’usage traditionnel), où l’échange physique est à l’avant-plan – entre l’interprète (qui gratte, frotte, touche, frappe) et son instrument, entre la musique et son public.
Liège, Le Mom et La Boverie, les 18 et 26 avril 2025
Bernard Vincken
Crédits photographiques : Isabelle Françaix