Is this the End ? Or not.
Ces 12 et 13 septembre 2020, au Théâtre Royal de La Monnaie, s’est tenue la création mondiale de Is this the end ?, un Pop-Requiem de Jean-Luc Fafchamps sur un livret d’Éric Brucher. Les règles dictant les conditions sanitaires ne permettent toujours pas aux publics nombreux d’accéder aux salles. C’est donc à un spectacle scénico-filmique que le spectateur a eu l’occasion d’assister en livestreaming, grâce au travail d’Ingrid von Wantoch Rekowski à la mise en scène et de Jean Claude Wouters à la réalisation, ainsi qu’à l’investissement de tous les artistes et de tous les techniciens derrière cette entreprise de grande envergure. Car s’il s’agit là d’une expérience surprenante défiant une nouvelle réalité vécue à l’échelle planétaire, l’exécution du projet de La Monnaie repousse loin, on peut le dire, les limites du spectacle. Cet opéra ne se contente pas d’allier la scène théâtrale et la musique, ce qui est le propre de cet art total. Il met en dialogue l’interprétation live de la partition sur le plateau (dans le respect scrupuleux des consignes sanitaires) avec un film, dont il faut souligner la qualité du tournage et qui dévoile les coulisses, les couloirs, des zones inconnues du public et des points de vue inédits de cette maison d’opéra mythique. La production, innovante et atypique à plus d’un égard, questionne ainsi le monde avec une contemporanéité qui n’a sans doute jamais autant interpellé.
Nous assistons en effet, autant dans le décor que dans son envers, à la naissance d’une œuvre contemporaine qui interroge la mort. Premier volet d’une trilogie, Dead little girl met en scène l’errance d’une adolescente dans l’espace entre la vie et la mort. Cet entre-deux de la conscience voyageant dans les limbes est investi par la voix et le jeu de Sarah Defrise qui passe d’un mode à un autre avec un naturel déconcertant. Quand le naturel déconcerte à ce point, l’on peut se demander quels superlatifs seraient les plus enclins à décrire cette maîtrise de l’art lyrique appelant chez les interprètes le don du théâtre et celui du chant. Sarah Defrise déploie tous les possibles d’une palette vocale qui semble infinie tant dans la clarté de l’émission que dans la densité émotionnelle qui l’accompagne.
Dans son voyage énigmatique, l’adolescente rencontre La femme et L’homme, respectivement incarnés par la mezzo-soprano Albane Carrère et le chanteur pop-folk Amaury Massion (Lylac), tous deux également captifs de cet état de conscience intermédiaire. Les deux prochains volets de la trilogie mettront tour à tour ces deux personnages en scène dans la programmation des prochaines saisons de La Monnaie. Le premier épisode a déjà laissé entrevoir quelques aspects de la psychologie de ces protagonistes, caractérisée par des voix sublimes et singulières. Avec celle de Sarah Defrise, elles ont été choisies pour servir une écriture musicale exigeante, et inclusive aussi, en ce qu’elle mélange les genres sans que le passage des frontières n’en perturbe à aucun moment le style. Il n’est à ce titre pas neuf d’entendre du chant pop à l’opéra. Le pari est toujours le même, celui peut-être de la cohérence et d’une certaine hétérogénéité malgré l’intention de jouer avec les codes. Mais dans le cas de ce Pop-Requiem, Jean-Luc Fafchamps relève le pari haut la main et révèle remarquablement la tension permanente qui traverse la dramaturgie, à savoir la dialectique entre l’ici et l’au-delà, proposant à l’auditeur une expérience métaphysique qui dépasse dès lors la simple appréciation en matière de musique contemporaine. C’est bien plutôt face à une nouvelle définition du spectacle total que nous nous trouvons ici, dans lequel la musique d’aujourd’hui s’exécute dénuée de complexes, de stéréotypes et de catégorisations.
Dead little girl est également entourée par de très belles pages écrites pour un chœur mixte à six voix, brillamment dirigé par Alberto Moro, avec la participation des jeunes chanteurs de la MM Academy guidés par Benoît Giaux. Tous participent très sensiblement à l’ambiance onirique et hallucinatoire de la pièce, tel un prisme difractant le rapport entre fiction et réalité en une multitude de reflets. L’ensemble des 17 musiciens issus de l’Orchestre Symphonique de La Monnaie était placé sous la direction franche et courageuse d’Ouri Bronchti, assistant du chef Patrick Davin, décédé inopinément le 9 septembre dernier alors qu’il s’apprêtait à diriger les dernières répétitions de l’opéra. Ces premières mondiales sont à jamais dédiées à la mémoire de cette éminente et inoubliable personnalité du monde musical, dont le destin est irrévocablement lié à la création pour laquelle le chef s’est tant dévoué.
Le contexte de cette œuvre, devenue emblématique avant même qu’elle ne passe à travers l’épreuve du temps, est donc marqué par plusieurs événements très loin d’être anodins. Bien que Is this the end ? ne se veuille pas un opéra sur la covid-19, la mise en abyme opère non seulement sur la trame de l’histoire qui fait fatalement écho à la pandémie, mais aussi sur la forme, autant dans la préparation de ce spectacle soigné (en un temps record !) que dans les circonstances tragiques qui l’ont vu naître. Le spectacle, et les acteurs culturels sans qui il n’aurait pas lieu, remplissent donc leurs fonctions au sein d’une société en manque cruel d’air respirable, celles de mettre en miroir, d’inciter à la réflexion, de faire voir et entendre, envers et contre tout.
Crédits photographiques : Simon van Rompay / La Monnaie
Clara Inglese