Jonathan Fournel et le piano de Brahms : une confirmation
Johannes Brahms (1833-1897) : Sonate pour piano n° 3 en fa mineur, op. 5 ; Variations et Fugue sur un thème de Haendel, op. 24. Jonathan Fournel, piano. 2021. Notice en français, en anglais et en allemand. 67.32. Un CD Alpha 851.
Indiscutable vainqueur de l’édition 2021 du Concours Reine Elisabeth, le pianiste français Jonathan Fournel (°1993) signe ici son premier disque. On ne sera pas étonné de son choix de deux partitions de Brahms dont il a donné une remarquable version du Concerto n° 2 lors de la finale. Dans un entretien avec le compositeur et conférencier Pierre-Alain Braye Weppe inséré dans la notice, Jonathan Fournel confirme : Brahms est devenu au fil des ans un compositeur que je dévore d’admiration et qui ne m’a jamais laissé sans faim. Il était presque évident de réaliser mon premier enregistrement avec ces deux œuvres que j’aime tant.
Aveu de priorité et d’enthousiasme donc, de la part d’une personnalité dont le jeu a frappé les esprits par la qualité de sa plénitude, sa capacité expressive et l’énergie déployée. Au cours du même entretien, le pianiste insiste aussi sur la densité musicale et technique de l’écriture pour piano de Brahms, de même que sur sa profondeur et sa grandeur. Ces caractéristiques, mises en évidence, sont illustrées dans la Sonate n° 3 de 1853, année où Brahms n’a qu’un peu plus de vingt ans. Le ton est donné dès l’Allegro maestoso initial qui, sous les doigts de Fournel, s’engage avec une forte éloquence et une belle intensité contrôlée, évitant la puissance au profit d’une dynamique dont les effusions seront toujours maîtrisées. L’émotion domine comme il se doit l’Andante espressivo, que Brahms a placé lui-même sous le signe du poème Junge Liebe de C.O. Sternau, pseudonyme de Otto Julius Inckermann (1823-1862), où il est question du soir qui tombe, de la lune qui brille et de deux cœurs unis par l’amour. Cette magnifique évocation respire ici d’un lyrisme fervent. Le Scherzo présente un tout autre visage, entre débordements et recueillement, tandis que l’Intermezzo se décline en une sorte de menaçante marche funèbre, comme si elle était en opposition avec la félicité exprimée plus avant dans l’œuvre. Le Finale, que Jonathan Fournel détaille dans un style presque improvisé, tour à tour fantastique, chantant et débordant, adopte une allure quasi orchestrale dont l’équilibre est des plus dominés. Une version très convaincante d’une partition qui attire les interprètes et regorge de références discographiques, depuis Claudio Arrau, Clifford Curzon, Krystian Zimmerman, Radu Lupu, Julius Katchen… jusqu’aux récents Nelson Goerner (Alpha), Stephen Hough (Hyperion) ou Adam Laloum (Harmonia Mundi). Jonathan Fournel vient s’ajouter à la liste des élus privilégiés.
Les Variations et Fugue sur un thème de Haendel op. 24 datent de huit années plus tard, en septembre 1861, et ont été écrites à Hambourg où elles ont été créées le 7 décembre suivant.
Sur la base d’un Aria tiré de pièces pour le clavecin, Brahms construit un univers de vingt-cinq variations conclues par une fugue, un monde inspiré dont la construction le dispute à la fantaisie et au lyrisme. Jonathan Fournel avait choisi cette œuvre pour la demi-finale du Concours Reine Elisabeth, trois mois après la présente gravure effectuée en février en Suisse, dans la salle de musique du Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fond. La familiarité qu’il entretient l’opus 24 se confirme dans un geste au tempo dynamique mais mesuré, sous lequel perce une puissance soumise combinée à une clarté ornementée qui se manifeste dans les premiers numéros pour en faire ressortir toutes les beautés mélodiques. Une souplesse chantante se développe peu à peu avec les effusions de la cinquième variation, le lyrisme coloré des septième ou neuvième, l’apaisement de la onzième dans laquelle Mozart n’est pas loin, ou cette treizième avec son style hongrois. A partir de la quatorzième, le brio virtuose installe un climat narratif au cours duquel le pianiste semble parfois jongler avec les notes. La dix-neuvième adopte une délicate transparence avant les effets plus sombres de la vingtième, ou la vie inscrite dans la vingt-et-unième. La suite, quatre variations parfois haletantes, prépare une Fugue dense et libre qui clôture une partition dont l’expressivité engagée est pour Fournel la priorité.
Ce très beau disque, servi par une excellente prise de son, confirme que Jonathan Fournel est un brahmsien inné, qui allie une technique impeccable à une approche avide de substance détaillée et à un style riche en nuances et en intensité émotionnelle. Une confidence du pianiste à Pierre-Alian Braye-Weppe à la fin de leur entretien attire l’attention. Il avoue son attirance pour des compositeurs oubliés et des partitions moins connues ; il cite notamment York Bowen et Samuel Feinberg. Il évoque, sans la préciser, une découverte qui est un rêve d’enfant qu’il aimerait concrétiser, afin de ne pas avoir une impression d’inachevé. Acceptons donc l’augure d’entendre Jonathan Fournel dans un autre répertoire. Mais qu’il n’en délaisse pas Brahms pour autant : il a encore des bonheurs à nous faire partager.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix