Werner Van Mechelen met sa sensibilité au service de Verlaine et de la musique de Debussy, Fauré et Hahn

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Mélodies de Verlaine. Claude Debussy (1862-1918) : Trois mélodies de Verlaine L. 81 ; Suite bergamasque III. Clair de lune L.75. Gabriel Fauré (1845-1924) : Cinq mélodies de Venise op. 58 ; Deux mélodies op. 46 II. Clair de lune ; La Bonne Chanson op. 61, version pour piano et quatuor à cordes. Reynaldo Hahn (1874-1947) : Chansons grises. Werner Van Mechelen, baryton-basse ; Florestan Bataillie, piano ; Quatuor Desguin. 2020/21. Notice en anglais, en français et en néerlandais. Textes de Verlaine avec traduction anglaise. 64.50. Etcétera KTC 1728.

La carrière de notre compatriote Werner Van Mechelen (°1961) l’a mené sur de nombreuses scènes internationales d’opéras où il s’est produit dans un répertoire large et varié, de Mozart à Boesmans en passant par Wagner. Ce qui ne l’a pas empêché de prêter une attention significative au lied et à la mélodie, se distinguant aussi bien dans Schubert, Schumann, Brahms ou Richard Strauss que dans la romance française (un CD Phaedra avec Inge Spinette au piano dans un programme Gounod, Bizet, Massenet), ou déjà dans Debussy, pour le même label, Marc Deckers étant au clavier, avec des poèmes de Baudelaire et Mallarmé ainsi que les Ariettes oubliées de Verlaine. Pour Etcétera, c’est un panorama totalement verlainien qu’il propose, à travers des pages de Claude Debussy, Gabriel Fauré et Reynaldo Hahn. 

Debussy inaugure un programme cohérent, qui montre l’engouement éprouvé envers Verlaine par les compositeurs au cours de la première moitié des années 1890. Les Trois Mélodies de fin 1891 soulignent l’importance que le baryton-basse belge attache aux mots dans leur univers poétique, avec sa voix d’une profonde souplesse aux couleurs savamment dosées et posées. L’évocation de La mer est plus belle/Que les cathédrales est romantique, alors que Le son du cor s’afflige vers les bois reflète douleur, plainte et soupir à travers des teintes automnales. La claire légèreté anime L’échelonnement des haies et son « moutonnement infini ». Petit retour en arrière avec les rythmes de la Mandoline de 1883, avant de céder la place à Fauré et à ses Cinq Mélodies de Venise, elles aussi de 1891, dont la première suggère pour la même Mandoline un contexte plus éthéré. Ce premier cycle de Fauré, comme le faisait remarquer Vladimir Jankélévitch, est construit comme une série de petits chapitres qui, associés, forment un seul poème, avec séquences nocturnes (En Sourdine), effusions amoureuses (Green), galanterie (A Clymène) ou érotisme latent (C’est l’extase). Un ensemble de climats variés auxquels le chanteur accorde un lyrisme épanoui, partagé avec son partenaire, Florestan Bataillie (°1992). Tout au long de ce parcours à trois facettes, le pianiste va révéler sa minutieuse et poétique fluidité, que l’on découvre encore plus lorsqu’il joue, en intermède, après les Chansons grises de Hahn, le Clair de lune de la Suite bergamasque de Debussy. Un autre Clair de lune, de Fauré cette fois, celui des Deux Mélodies op. 46 (« Votre âme est un paysage choisi »), a prolongé avant cela les Mélodies de Venise. Ce poème fait partie des Fêtes galantes de Verlaine et mélange le fantasque à des sensations délicates de la meilleure veine.  

La Bonne Chanson de Fauré, composée entre 1892 et 1894, est un choix de neuf poèmes parmi les vingt-et-un du quatrième recueil de Verlaine publié en 1870, porteur du même titre. Divers thèmes apparaissent dans ces textes écrits dans le cadre du mariage proche de l’écrivain avec Mathilde Mauté : la joie, l’émotion, la passion, la tendresse, l’ardeur amoureuse sont bien présentes, et elles le sont aussi dans la traduction musicale de Fauré, ici proposée dans la version avec piano et quatuor à cordes, plus tardive (1898). Entretemps, Fauré aura eu pendant l’été 1892 une relation avec la chanteuse Emma Bardac, alors mariée ; mais c’est pour convoler avec Debussy qu’elle quittera plus tard son époux. Les exaltations verlainiennes et fauréennes se rejoignent en quelque sorte, l’apport des cordes conférant à l’ensemble un complément de contrastes et de couleurs que le compositeur ne jugera pas au-dessus de la version voix-piano. On sait gré à Werner Van Mechelen de ne pas forcer le trait mais de conserver un équilibre sensible dès « Une Sainte en son auréole » jusqu’à « L’hiver a cessé » final, avec son printemps dans l’âme. Dans l’intervalle, les rêves, les espoirs, les élans vers la lumière ou l’espoir auront nourri le chant sobre du baryton-basse, le toucher subtil du clavier et les apports discrètement généreux du Quatuor Desguin, qui apporte au cycle une touche aux allusions orchestrales. Fondé en 2017 au Conservatoire d’Anvers, ce dernier est composé de Wolfram Van Mechelen et Ludovic Bataillie aux violons, Rhea Van Hellemont à l’alto et Pieter-Jan De Smet au violoncelle.  

Nous terminerons en avouant une prédilection pour l’interprétation par Van Mechelen du cycle des Chansons grises de Reynaldo Hahn, en lesquelles nous paraît résider le moment le plus touchant du présent récital. Cet ensemble relativement court de sept poèmes, dont la durée dépasse à peine les quatorze minutes, a été publié en 1893 et s’inscrit dans une optique « fin de siècle » particulièrement bienvenue. Dans la biographie récente qu’il a consacrée au compositeur (Fayard, 2021) Philippe Blay résume de façon lumineuse cet univers hahnien en insistant sur le fait que, tout en ne présentant pas un véritable programme narratif, on peut déceler, dans l’agencement des textes disparates effectué par le compositeur à partir de plusieurs recueils de Verlaine, un parcours sentimental contrasté, commencé dans une mélancolie profonde, très vite animé par le bonheur des époux en été, par leurs rêves, leur communion avec la nature et la nuit. Puis après une atonie liée aux espérances déçues, le recueil se termine sur l’affirmation confiante et joyeuse du retour de l’aimée (p. 218). Le biographe met aussi l’accent sur l’enchaînement des tonalités, l’alternance des tempos, des modes d’écriture, des types de jeu pianistique. En se souvenant que c’est un jeune homme qui compose, il faut apprécier l’émotion contenue de la Chanson d’automne (« Les sanglots longs/Des violons/De l’automne »), le ravissement infiniment cadencé de L’Heure exquise (« La lune blanche/Luit dans les bois ») ou la sensualité épanouie de La Bonne Chanson (« La dure épreuve va finir:/Mon cœur, souris à l’avenir. ») pour mesurer à quel point Werner Van Mechelen rend élégant un discours musical qui se revêt d’une transparence émotionnelle. Il rejoint ici la proposition qu’en avait faite Tassis Christoyannis en 2019 dans son intégrale des Mélodies de Reynaldo Hahn (Bru Zane). 

L’enregistrement de ce beau récital a connu deux sessions : septembre 2020 au Concertgebouw de Bruges pour La Bonne Chanson, mai 2021, dans la salle anversoise De Singel pour les autres pages. L’unité de style n’en a pas souffert, l’investissement non plus. Une évocation verlainienne particulièrement bienvenue.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

 

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