Joshua Bell époustouflant dans Wieniawski, entre d’inégaux Grieg et Scriabine

par

C’est un programme particulièrement séduisant que nous proposait l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Dans sa présentation en direct pour France Musique, Clément Rochefort annonce « une soirée de rêve, une soirée fantastique, une soirée de fantaisie ». Puis il précise (et l’on comprend qu’il détaille chaque pièce) : « une soirée d’aventures romanesques » (pour Peer Gynt de Grieg), « une soirée de funambulisme musical » (pour le Deuxième Concerto pour violon de Wieniawski), « une soirée hautement philosophique » (pour le Poème de l’Extase de Scriabine).

De l’adaptation théâtrale, par l’auteur lui-même et avec la musique d’Edvard Grieg, du poème dramatique Peer Gynt d’Henrik Ibsen, nous n’entendons plus guère que les deux suites d’orchestre (1888 et 1891). Elles consistent en quatre pièces chacune, d’une durée totale d’une bonne demi-heure, sans obéir à l’ordre chronologique ni chercher à reproduire un quelconque fil narratif. Ce sont, comme souvent avec cette forme, les morceaux les plus marquants (et publics) du strict point de vue musical.

Selon les pièces, Gustavo Gimeno dirige avec ou sans baguette. Si Au matin, avec une certaine élasticité, semble plutôt prometteur, La Mort d’Åse se révèle, malgré de belles nuances, bien statique. La Danse d’Anitra est prise dans un tempo assez rapide, mais manque de relief (ce n’est cependant pas le cas des épineux pizzicatos des seconds violons et des altos !). La hiérarchie sonore de l’obsédant Dans l’antre du roi de la montagne ne laisse pas toujours bien percevoir la mélodie, quelle que soit la nuance ; l’ensemble est quelque peu mécanique. 

L’Enlèvement de la mariée, qui ouvre la Seconde Suite, est plus nostalgique que douloureux. Si sa réalisation est tout à fait réussie, la Danse arabe manque de caractère. Le Retour de Peer Gynt nous promet enfin un peu d’ambiance... qui malheureusement ne dure pas. Et l’ensemble, un peu décevant, se termine par une Chanson de Solveig jolie et sensible, mais sans réelle inspiration.

Pendant l’entracte, les régisseurs ont ménagé une large place pour Joshua Bell. Il faut dire qu’il aime à prendre ses aises. Et puis, le Deuxième Concerto pour violon (1862) d’Henryk Wieniawski, n’est pas de ceux qui se jouent religieusement. Sa virtuosité débridée, son lyrisme éperdu, sa « tziganité » éblouissante, poussent, voire nécessitent, une présence pour le moins extravertie.

On ne programme presque jamais l’un ou l’autre des deux Concertos de Wieniawski. Certes, ils ont leurs faiblesses, et les passages d’orchestre, notamment, ne sont pas toujours inoubliables. Mais quel plaisir, pour les amoureux du violon, que de les entendre... et de les jouer ! D’autant que la plupart des solistes les ont à leur répertoire pour les avoir travaillés lors de leurs études ou de la préparation de concours. En l’occurrence, Joshua Bell a enchanté le public de la Maison de la Radio !

Son jeu ardent, mais d’une grande délicatesse dans l’Allegro moderato, annonce un grand moment de violon. Avec son Stradivarius de 1713 (le « Gibson ») et son archet de François Tourte, il a une sonorité fruitée qui ravit immédiatement l’oreille. Il prend tous les risques (non sans quelques très légers écarts de justesse, qu’on ne laisserait sans doute pas passer dans un enregistrement, mais qu’on oublie facilement ici), sans jamais tomber dans l’effet facile. Tout est parfaitement lisible... et d’une technique tellement personnelle qu’on ne peut pas toujours deviner, à l’oreille, ses choix de coups d’archet. En comparaison, l’orchestre paraît lourd et presque laborieux.

Dans la Romance, Joshua Bell est merveilleusement vocal. Ses ports de voix sont magnétiques. Rarement a-t-on entendu plus convaincante déclaration d’amour. Comment résister ? Quant au finale, « à la Zingara », il fait preuve d’une virtuosité étourdissante. Il se permet de donner du relief aux passages les plus périlleux. Galvanisé, l’orchestre prend des couleurs. Avec une grande classe, Joshua Bell s’amuse avec la musique.

En bis, il annonce un autre compositeur polonais ayant vécu à Paris (il aurait pu ajouter qu’il était au piano ce que Wieniawski était au violon). Il s’agissait de Frédéric Chopin, bien sûr, avec son célèbre Nocturne N° 20 (en ut dièse mineur), dans un arrangement pour violon et harpe (Nicolas Tulliez, impeccable). Joshua Bell joue souvent cette pièce en bis (dans diverses transcriptions). Le public est absolument subjugué... et comment ne pas l’être par cette interprétation aussi stylée, d’un charme ensorcelant. Il revient saluer une fois avec son violon, une autre fois sans... et nous n’en aurons pas davantage, malheureusement.

Place au mythique, mystérieux et sensuel Poème de l’extase (1907) d’Alexandre Scriabine. Initialement titré Poème orgiaque, décrit par le compositeur comme un « monologue avec les quatre couleurs les plus divines : délice, langueur, ivresse, volupté », et plein d’indications particulièrement éloquentes, il fait appel à un effectif pléthorique : il y avait sur scène 60 cordes, 16 bois, 17 cuivres, des percussions nécessitant 7 instrumentistes, 2 harpes, célesta et orgue, soit plus de cent musiciens !

Un regret, toutefois, avec cet effectif : l’acoustique de l’Auditorium de Radio France, excellente par ailleurs, mais qui a tendance à saturer dans les passages les plus fournis (comme l’éclatant ut majeur de la fin, qui perd ainsi de sa force).

Gustavo Gimeno paraît plus inspiré. À l’exception de quelques rares passages, il maintient une belle intensité, et parvient à emmener dans cette bien curieuse aventure musicale un Orchestre Philharmonique de Radio France qui s’est enfin retrouvé. Ji-Yoon Park, tout en finesse, nous gratifie de bien beaux solos de violon. La trompette (qui joue presque le rôle du chœur antique avec ses nombreuses et annonciatrices interventions) de Javier Rossetto est puissante, dense, et participe grandement à la conquête d’un public enthousiaste.

Paris, Auditorium de Radio France, 14 mars 2025

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Phillip Knott

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.