Elīna Garanča ou le chant sans frontières

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Aussi loin que je cherche à remonter dans ma mémoire les artistes qui m’ont laissé une empreinte indélébile -et ils sont nombreux dont de tout grands chanteurs- je crois que je dois revenir à l’incomparable Dietrich Fischer Dieskau pour trouver une émotion comparable à celle que laisse Elīna Garanča sur le vif. Et je garde le souvenir de Dietrich Fischer-Dieskau chantant, dans sa langue maternelle, ses compositeurs fétiche : Schubert, Schumann ou Brahms, alors que le récital de la mezzo-soprano lettonne inclura cinq langues étrangères. Ce sont des artistes capables de tisser avec l’auditeur un lien d’une telle intensité qu’on les perçoit comme s’ils chantaient exclusivement pour chacun d’entre nous. La communication du Liceu parlait de « la plus grande mezzo-soprano au monde » et ce vieux routier des salles de concert froncera légèrement le sourcil trouvant, a priori, pareil énoncé quelque peu réducteur. Et pourtant…

Le programme inclut quatre blocs de langues : une sélection de sept lieder de Brahms, piochés dans ses différents opus, dans lesquels son instrument rayonne avec des couleurs moirées, tendres à foison, qui feraient pâlir de jalousie le plus beau des violoncelles. Le penchant du Hambourgeois pour les voix graves est bien connu : il a écrit différents opus de « lieder » pour ces voix et son admiration pour Pauline Viardot fera jaillir la merveilleuse Rapsodie pour alto op 53. Garanča est tout simplement splendide : son phrasé est souple, la diction transparente et sincèrement vécue à chaque inflexion des paroles ; l’émission parfaite : le son semble projeté à travers le chas d’une aiguille pour s’épanouir, au besoin, de toutes ses résonnances les plus chaleureuses.

Suivra un florilège d’airs d’opéra parmi les plus difficiles du répertoire français qui inclut celui de La Damnation de Faust, un redoutable de La reine de Saba de Gounod et l'immanquable « Habanera » de Carmen où le raffinement du discours et l’élégance indescriptible de son timbre et de son langage corporel placent la barre du chant français parmi des sommets très rarement atteints. Et elle ne choisit absolument pas la facilité : sortir l’opéra de son contexte scénique et le priver des couleurs orchestrales rajoute une couche d’intimité, certes, mais aussi de difficulté de concentration et d’effort physique.

Elle chantera ensuite un bloc de pièces russes, dont la plus qu’exigeante vocalement Demoiselle d’Orléans de Tchaïkovski, où elle nous fera oublier le concept de difficulté technique, et une collection de cinq mélodies de Rachmaninov qui se terminera par le tumultueux et ardu Les eaux printanières op. 14/11, en passant par des bijoux come Rêve op. 8/5 ou Ne t’attriste pas op. 14/8. En russe, nous trouvons encore dans sa voix des nouvelles résonnances d’airain car sa versatilité stylistique passe aussi par une telle imprégnation dans les différents univers phonétiques qu’on croit parfois écouter une nouvelle voix en changeant d’idiome. Pour couronner le défi, elle offrira deux airs de Zarzuela de Ruperto Chapí sans la moindre concession à la facilité : celui de El barquillero qui exige un instrument généreux et une belle dose de passion et, comme clôture du programme, les Carceleras qui sont un authentique virelangue où plus d’une hispanophone a trébuché par la vélocité du débit des mots. Cela ne semble qu’un jeu pour Garanča… C’est vrai qu’elle habite depuis plusieurs années en Andalousie et que sa famille et elle-même pratiquent, entre autres, l’espagnol. De là à être devenue un des porte-étendards de la Zarzuela, ce vaste monde qui comprend plus de cinq-mille ouvrages (de diverse valeur, certes) où l’on trouve des trésors sans fin qu’elle chante volontiers à travers le monde, il faut franchir un pas extrêmement risqué et osé car les enjeux stylistiques y sont largement idiomatiques. Il va sans dire que le public barcelonais a déliré à la fin de récital, obligeant les artistes à le prolonger plusieurs fois. D’abord par un chant en letton, sa langue maternelle qu’elle a voulu enfin partager. Et, comme si le programme n’avait pas assez d’airs difficiles, elle a attaqué celui d’Adriana Lecouvreur, « Ecco, respiro appena », confié communément au soprano lyrique. Non seulement elle s’amuse de tous les écueils de la vocalité mais elle se permettra d’attaquer en forte la dernière note (La b aigu) de la phrase « Che al novo dì morrà ! » pour la faire disparaître dans une « sfumatura » stupéfiante !

Le pianiste écossais Malcolm Martineau a été un complice olympien dans cette inoubliable soirée. Son pianisme définit d’abord un culte à la beauté du son par lui-même : on est attrapé dans ses filets dès les premières notes. Mais il se montre très vite comme le partenaire idéal de la cantatrice car il possède à la perfection cet art d’encadrer la phrase musicale dans un écrin de souplesse qui laisse vivre, épanouir et respirer le chant sans rien céder à l’obligation de structurer la pensée musicale des compositeurs. C’est vrai que ce sont aussi des partenaires féconds de l’enregistrement (chez Deutsche Grammophon, notamment avec des « lieder » de Schumann et Brahms) mais ils parviennent à une telle spontanéité, une telle fraîcheur dans leur performance qu’ils feraient penser à des jeunes surdoués découvrant un tout nouveau répertoire… Une soirée absolument inoubliable ! Avec, néanmoins, une curieuse surprise : je n’ai pas réussi à trouver dans la communication du Théâtre la moindre présentation biographique de M. Martineau. C’est vrai que le mélomane averti sera assurément au courant des faits et gestes de ce grand artiste, mais la courtoisie voudrait qu’une courte présentation informe aussi l’auditeur lambda… Surprenant dans une maison où tous les collaborateurs que je connais sont d’un irréprochable professionnalisme.

Xavier Rivera

Barcelone, Liceu, le 22 novtembre 2024

Crédits photographiques : Toni bofill

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