Kissin ou la maturité

par

Franz Schubert : Sonate pour piano, op. 53, D 850
Alexander Scriabin : Sonate-Fantaisie n° 2, op. 19, Etudes, op. 8, nos. 2 - 4 - 5 - 8 - 9 - 11 - 12
Après quelques années d'absence à Bruxelles, le pianiste russe Evgeny Kissin nous revient avec un programme autour de Schubert et Scriabin, des compositeurs qui lui ressemblent. Schubert pour la solitude et Scriabin pour la passion. On se souvient de son parcours : celui d’un grand prodige de l'école russe; il commence le piano à 2 ans, fait ses débuts avec orchestre à 10 ans, rencontre Karajan à 17 ans et l'émeut aux larmes. Depuis, il court le monde. A quarante ans, il n'est plus le jeune virtuose qu'il était ni le broyeur d'ivoire qu'il fut un temps. 
Dans la grande Sonate en ré majeur de Schubert, on a pu apprécier le contrôle parfait de toutes les voix, une clarté impeccable et surtout un grand lyrisme. Kissin fait partie des pianistes romantiques du vingtième siècle : Horowitz, Arrau, Rubinstein. Il est d'une grande sensibilité, d'une grande honnêteté de jeu et n'en fait jamais trop. Schubert pose problème à bon nombre d'interprètes : un classique? un romantique? un mélange des deux ? Kissin le joue simplement, délicatement et avec une passion qui n'est pas dans l'explosion sonore; une violence tout en retenue. Il a le jeu juste, sans lamentations, mais pas non plus d'urgence. Les divines longueurs schubertiennes prennent sous ses doigts tout leur sens. Les solitudes de Schubert et de Kissin se retrouvent. La deuxième partie du concert était consacrée à un de ses compositeurs favoris : Alexander Scriabin. Pas le Scriabin des dernières années inspiré par des théosophies et mystiques absconses; le pianiste russe a choisi d'illustrer son compatriote en choisissant des pièces de jeunesses encore sous l'influence romantique. Dès les premières notes de la Deuxième Sonate on a compris que Kissin est en connexion parfaite avec ce Scriabin-là. Pas de romantisme exacerbé, pas de "son" trop russe comme il aurait pu en avoir dans Rachmaninov. Le son scriabinien va chercher dans le romantisme certes, mais plus vers la finesse française, la poésie douce et une grande délicatesse de toucher. Le deuxième mouvement est plein de fougue, d'emportement et d'électricité ! Que dire des Études opus 8 ? Redoutables, elles demandent une grande finesse comme les Études de Chopin, ces bijoux de poésie. Kissin fut généreux de bis et nous a offert une belle Sicilienne de Bach très timbrée et souple ainsi qu'une Polonaise Héroïque de Chopin phénoménale, pleine de panache, d'énergie et de contrastes.
Kissin nous est revenu grand, mature et distingué.
François Mardirossian
Bruxelles, Bozar, le 18 juin 2014

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