La luthiste Elisa La Marca invite à la cour des Tudor-Stuart
The Queenes Maskes. Œuvres de John Dowland (1563-1626), Alfonso Ferrabosco (1543-1599), Laurencini of Rome (d. 1608), Thomas Morley (1557-1602), Robert Ballard (c.1575-c. 1650), Julien Perrichon (1655-c. 1600), Anthony Holborne (c. 1545-1602), Daniel Bacheler (1572-1619), The Knight of the Lute et Anonymes. Elisa La Marca, luth. 2022. Notice en anglais, en français et en italien. 53’ 14’’. Arcana A572.
Diplômée du Conservatoire de Milan pour la guitare et le luth, Elisa La Marca s’est perfectionnée dans le domaine de l’interprétation historique, notamment auprès de Paul O’Dette et de Hopkinson Smith. Elle a collaboré avec des ensembles comme Il Giardino Armonico, Il Pomo d’Oro ou les English Baroque Soloists. De plus en plus attirée par le luth au temps de la Renaissance, elle a cofondé en 2012 le Quartetto di Liuti da Milano, avec lequel elle a enregistré un programme intitulé Vita de la mia vita (Brilliant, 2015) au sein duquel sont proposés danses, madrigaux et villanelles pour quatre luths, entre autres de Palestrina. Le présent album, le premier d’Elisa La Marca en solo, nous emmène sous le règne (1558-1603) de la reine Elisabeth Ière, devenue souveraine à l’âge de vingt-cinq ans, à laquelle succédera Jacques Ier, de 1603 à 1625.
La notice érudite de cet album, à lire absolument avant audition, est signée par une spécialiste de la musique anglaise de la Renaissance, K. Dawn Grapes, qui, entre autres ouvrages, a publié récemment une biographie en anglais de John Dowland (Oxford University Press, 2024). Cette musicologue explique qu’à l’époque, famille royale, haute noblesse ou ambassadeurs de divers pays se réunissaient pour des fêtes dans les châteaux des souverains ou dans ceux de leurs hôtes lors de déplacements ; au cours de ces divertissements, des masques participatifs célébraient les puissants par la musique et la danse. Pavanes, gaillardes et allemandes étaient les plus populaires, avec le luth et ses cordes pincées, en effectifs variés ou mieux encore en solo, occupant alors une place prépondérante en accompagnement, y compris pour la voix.
Pour son récital, gravé du 10 au 15 juillet 2022 dans une église de la région lombarde de Lecco, la soliste a puisé, à l’exception de deux pages qui proviennent d’une autre source, dans une anthologie de 42 œuvres imprimées en 1610, le Varietie of Lute-Lessons (VLL) du luthiste Robert Dowland (c. 1591-1641), un livre de tablature qui contient des transcriptions de la musique destinées aux masques, ainsi que des danses de cour. Son père, John Dowland, y figure en bonne place, à côté d’autres compositeurs. Musicien très considéré, ce dernier a passé dix ans de sa vie à la cour de Christian IV, roi du Danemark, avant de de devenir, après le règne élisabéthain, luthiste à la cour royale anglaise en 1612.
Sur les vingt-cinq plages qui constituent l’album, dix lui sont dévolues ; la qualité de leur inspiration, la fantaisie, mais aussi la légèreté ou la douce mélancolie qui se dégagent de ses gaillardes (l’une d’entre elles porte le nom de The Most Sacred Queen Elizabeth) méritent bien la reconnaissance qui était accordée à John Dowland. En alternance, plusieurs créateurs en vogue attestent de la place fondamentale occupée par le luth. C’est le cas pour Alfonso Ferrabosco, originaire de Bologne, mais actif en Angleterre pendant plusieurs décennies, où il fut en grâce auprès de la souveraine. On entend de lui une séduisante pavane, ainsi que deux autres, aux irrésistibles accents, de Thomas Morley, très en vue à la cour où il occupa la fonction de Gentleman de la musique, et Anthony Holborne, qui avait la faveur des courtisans.
Deux Français sont aussi à l’honneur : le valet de chambre de Henri IV, Julien Perrichon, et le tuteur de Louis XIII, Robert Ballard, qui était au service de Marie de Médicis. Ils doivent leur présence à des courantes reprises dans le VLL, dont le caractère cosmopolite est représenté aussi par une fantaisie du mystérieux « Chevalier du luth » (The Knight of the Lute), dont l’identité européenne non déterminée laisse planer un parfum de mystère, qui n’est pas dissipé. Sept morceaux anonymes complètent un panorama festif qu’Elisa La Marca, sur un superbe luth Renaissance à 8 chœurs du luthier costaricain Juan Carlo Soto, réalisé en 1997 à Crémone d’après un instrument de Giovanni Hieber (Venise, vers 1580), détaille avec élégance et raffinement, délicatesse et distinction, en accordant à chacune des pièces sa part de subtilité et de caractère dansé. Un plaisir sensuel, à savourer comme si l’on était récompensé par une invitation royale, ce qui ne se refuse pas.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix