La mise en scène historique de Carmen ? Une invitation qui ne se refuse pas

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Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra-comique en quatre actes, dans la mise en scène historique de 1875. Deepa Johnny (Carmen), Stanislas de Barbeyrac (Don José), Nicolas Courjal (Escamillo), Iulia Maria Dan (Micaëla), Faustine de Monès (Frasquita), Floriane Hasler (Mercédès), Nicolas Brooymans (Zuniga), Yoann Dubruque (Moralès), Florent Karrer (Le Dancaïre), Thomas Morris (Le Remendado) ; Chœur Accentus/Opéra de Rouen Normandie ; Chœurs d’enfants de la Maîtrise du Conservatoire de Rouen ; Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, direction Ben Glassberg. 2023. Textes de présentation et synopsis en anglais, en français, en allemand et en italien. Sous-titres français, anglais, allemands et italiens. 168’ 17’’ + bonus de 14.25 (en streaming). Un livre avec DVD et Blu Ray BZ 3001. 

L’année 2025 sera marquée par d’habituelles commémorations. Les naissances de Johann Strauss fils (200 ans), Ravel (150 ans) et Boulez (100 ans), ou le cinquantenaire du décès de Chostakovitch, seront du nombre. Mais aussi les cent cinquante ans de la disparition brutale de Bizet, trois mois jour pour jour après la première parisienne de Carmen, à l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875. La mémoire du compositeur est déjà mise à l’honneur, de façon magistrale, par une production du Palazzetto Bru Zane qui se présente sous un format oblong (21 x 13 cm), DVD et Bu Ray étant insérés dans un livre abondamment illustré en couleurs et avec gravures d’époque.  

On trouve, dans cette édition luxueuse, une série d’articles en quatre langues détaillant le projet (Alexandre Dratwicki), un rappel historique de la genèse de l’œuvre et de larges indications sur la première mise en scène (Étienne Jardin), une présentation des costumes (Christian Lacroix), ainsi que de la scénographie et des décors (Antoine Fontaine). Des textes passionnants, à lire avant visionnement du spectacle pour mieux apprécier une soirée filmée en septembre 2023 au Théâtre des Arts de Rouen. Cette résurrection de la mise en scène originale de la création est un moment de plaisir visuel et vocal, et un événement dans le domaine de l’approche historiquement documentée des œuvres du passé.  

Pour mener à bien cette entreprise de retour aux toutes premières sources, des documents d’archives ont été utilisés. À l’époque de la création, le metteur en scène n’a rien de commun avec ce que nous connaissons. Il est « à l’état de gestation », comme l’explique Etienne Jardin. On dispose d’un « régisseur général », auquel incombe le bon déroulement technique des spectacles : il répertorie les déplacements et l’implantation des décors, le reste se négociant entre le directeur du théâtre, les librettistes, le compositeur, les interprètes et le décorateur ou encore les costumiers. Le tout est alors consigné dans un « livret de mise en scène », qui servira à la reprise dans d’autres maisons d’opéras. Pour Carmen, il en existe plusieurs versions, dont la source est un manuscrit conservé à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris. Le placement et les mouvements y sont indiqués. D’autres documents ont servi : des lithographies colorisées, des images ou des commentaires de presse, des planches de costumes, des croquis d’acteurs, des gravures de journal ou de revue. Le travail d’aujourd’hui, mêlé à d’autres préoccupations, comme la nécessité de remplacer les décors rapidement, alors que cela demandait du temps autrefois, ou la non-utilisation du gaz alors nécessaire pour l’éclairage, a été le fait d’une équipe spécialisée, la mise en scène étant confiée à l’expérience de Romain Gilbert, qui a eu un rôle crucial à jouer pour que tous ces éléments forment une œuvre plutôt qu’une expérience scientifique

Le résultat est probant : on bénéficie d’une invitation à la résurrection de la première mise en scène, exempte de tout caractère rétrograde ou conservateur, mais au contraire vive et attachante de bout en bout. Les décors de toiles peintes ou en trompe-l’œil de Séville au soleil, de l’auberge la nuit, de la montagne à la nuit tombante avant le lever du jour ou de l’effervescence de la corrida lors de la scène finale, sont séduisants, comme le sont les costumes chatoyants de Christian Lacroix, le tout mis en valeur par des lumières dosées de Hervé Gary. L’activité théâtrale est réussie, nourrie de dynamisme, de vitalité et d’énergie. On suit le déroulement avec un intérêt qui ne fait que croître, les morceaux chantés célèbres, qui ont tant fait pour la réputation de l’œuvre de Bizet, étant traités avec le plus grand soin.

Le plateau vocal est de qualité. Dans le rôle de Carmen, la mezzo-soprano canadienne, née à Oman, Deepa Johnny, si elle n’a pas la sensualité dévastatrice, physique et vocale, d’Anna Caterina Antonacci au Covent Garden en 2006 (DVD Decca, avec Jonas Kaufmann, sous la direction d’Antonio Pappano), se révèle séductrice et libre, avec un chant flexible et ardent ; c’est une héroïne très convaincante. Stanislas de Barbeyrac est un Don José pathétique, dont on découvre, en cours de spectacle, les prémices de la violence qui deviendra meurtrière, tandis que Nicolas Courjal campe un Escamillo flatteur et plutôt superficiel. Le personnage touchant de Micaëla est l’apanage de la Roumaine Iulia Maria Dan, qui l’incarne avec émotion. Le reste de la distribution, équilibré et investi, est à saluer, de même que les chœurs, impeccables, et les enfants de la Maîtrise de Rouen, qui ont l’air de bien s’amuser. L’orchestre normand est mené avec fougue et couleurs vives par son directeur musical, l’Anglais Ben Glassberg, bien connu des habitués de la Monnaie de Bruxelles. Bref, on assiste à un spectacle de grande qualité.

Les si nombreux amoureux de Carmen découvriront cette proposition fraîche, naturelle et pleine de spontanéité, avec un vrai plaisir. Elle les plongera dans un passé certes révolu, mais dont le charme un peu suranné, mais en rien démodé, se révèle irrésistible. Et puis, comment se passer de cette édition exemplaire, objet somptueux enrichi par une rare documentation ? 

Note globale : 10

Jean Lacroix 

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