Benoît Mernier, compositeur et organiste à l’occasion de ses 60 ans 

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Le compositeur et organiste belge Benoît Mernier, l’un des musiciens les plus considérables de notre pays, célèbre ses 60 ans. Cet anniversaire s’illustre en deux temps: une nouvelle création par l’Orchestre philharmonique royal de Liège (OPRL) à l’occasion de deux concerts à Liège et Bruxelles, et une parution discographique qui permet de retrouver Benoît Mernier à l’orgue (Cyprès), l’instrument qu’il enseigne au Conservatoire royal de Bruxelles. 


Vous avez donc une nouvelle création avec l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège.  Il s'agit d'un diptyque symphonique, ce qui n'est pas si fréquent. Comment en êtes-vous arrivé à composer ce duo de musiques pour orchestre ?


C’est un concours de circonstances ! La première pièce, Comme d’autres esprits était une commande du Festival Ars Musica qui fêtait son 30e anniversaire. La partition a été créée dans le cadre du festival 2019, à Liège et Bruxelles, par l’OPRL et son directeur musical, Gergely Madaras. À l'origine, on m'avait demandé d'écrire un mini concerto pour violoncelle, qui viendrait se placer avant celui de Dutilleux, le très connu Tout un monde lointain. Je n’étais pas complètement convaincu. Finalement, cette idée a débouché sur une partition qui est, je ne vais pas dire un prélude à Tout un monde lointain, mais qui est en tout cas pensée en relation avec cette œuvre que j’adore, comme toutes celles de cet immense compositeur qu’était Henri Dutilleux. Il y a d'ailleurs à la fin de cette pièce un solo de violoncelle, et surtout une inspiration commune qui était de l’univers poétique de Charles Baudelaire et en particulier son poème La Chevelure. Gergely Madaras, qui avait remarquablement dirigé cette pièce, me dit après le concert de création qui s’était magnifiquement déroulé : “mais ça pourrait être le premier mouvement d'une symphonie”. Sur l’instant, nous en étions restés là, mais l’OPRL est ensuite revenu vers moi pour me commander une nouvelle partition qui puisse être jouée à la suite de Comme d’autres esprits, avec pour ambition une première en 2023. Sauf qu'entre-temps, Philippe Boesmans, juste quelques heures avant son décès, m’avait demandé de terminer son opéra, On purge bébé – il y avait encore une dizaine de minutes à compléter. La nouvelle partition Sur un ciel immense que j’ai terminée juste après mon travail sur l’opéra de Philippe, est finalement donnée en première mondiale en ce mois de janvier et elle est précédée de Comme d’autres esprits. Cette nouvelle œuvre est naturellement dédiée à la mémoire de Philippe. Je dois remercier l’OPRL qui s’est montré particulièrement compréhensif dans le décalage de la programmation. 

Comment se caractérise cette nouvelle partition ?

Le caractère de Sur un ciel immense est assez différent de Comme d’autres esprits, même si l’instrumentarium est identique J’ai vraiment pensé cette partition comme un hommage à la mémoire de Philippe Boesmans. Comme je disais, c'était la première pièce que j'écrivais juste après mon travail sur son opéra. Cet achèvement de la partition d’On purge Bébé fut très particulier parce que par et dans ce travail, j'avais fait un peu une partie de mon deuil par rapport au décès de Philippe, qui m’était très cher, en me coulant littéralement dans sa musique. Il s'agissait d'être sur la même ligne stylistique, grammaticale et d'essayer vraiment de terminer On purge bébé au plus proche de ce Philippe avait fait. J'avais envie de poursuivre cette sorte d'hommage, mais là, cette fois, avec mon propre langage et avec un projet qui était le mien. Je n'ai pas voulu faire non plus un tombeau ou une lamentation et donc, au final, c'est une pièce très vive, très virtuose pour les instrumentistes, en souvenir d’une certaine façon du rire et de la légèreté de Philippe. Elle sonne un peu à mi-chemin entre un scherzo et un finale. Le titre renvoie encore à Baudelaire et à son poème Un hémisphère dans une chevelure du Spleen de Paris. Il s'est passé quatre ans entre la composition des deux pièces. Si elles font partie d'un même cycle, elles peuvent être aussi jouées de manière indépendante.

Ces deux partitions marquent pour vous un retour à la composition purement orchestrale après vos concertos, opéras ou œuvres avec voix comme les Dickinson songs. Est-ce que ça représentait quelque chose de particulier pour vous de revenir à l'orchestre seul et sans instruments ou voix solistes ?

Passer d’un concerto à une œuvre pour orchestre seul me semble assez naturel.  Par contre, une grande différence m’apparaît quand je quitte une œuvre vocale avec un texte pour revenir à une œuvre purement instrumentale ou orchestrale. C'est quelque chose qui me semble toujours très compliqué car j'ai un peu l'impression que la voix, et surtout le texte qui est porté par la voix, raconte par nature une histoire. Cependant, dans le cas de Sur un ciel immense, c’était très particulier avec une combinaison de deux aspects. En premier lieu, il y avait quand même des circonstances personnelles, dans le sens où c'était un hommage à Philippe dont j'étais très proche. Sur le plan émotionnel, composer cette œuvre fut très fort. Deuxièmement, le point commun de ces deux œuvres est la référence aux poèmes de Baudelaire, La Chevelure et un Hémisphère sur une chevelure. Ils étaient là aussi pour me porter, littéralement. Finalement, j’avais l’impression de voguer sur un support littéraire et sur des éléments qui étaient plus personnels. Sur un ciel immense a un côté, je ne dirais pas narratif, mais, en tout cas, je ne la considère pas comme de la musique pure, car cela raconte quelque chose de personnel…

Si on considère ces deux mouvements, vous êtes à la moitié d’une symphonie, un type d'œuvre qui n’est pas encore à votre catalogue. Est-ce qu'un jour, on aura la chance d'entendre une symphonie de Benoît Mernier ?

Peut-être pas avec ces mouvements-là car je n'ai pas composé le deuxième mouvement en imaginant un troisième ou un quatrième à la suite. Sur un ciel immense, se termine dans un crescendo qui pourrait être la fin du mouvement final d'une symphonie. Mais bon, on ne sait jamais… Mais je préfèrerais imaginer une symphonie en plusieurs mouvements dans un même élan formel, avec un matériau musical complètement nouveau.

Quel regard portez-vous sur vos œuvres ? Est-ce que vous vous dites que vous ferez différemment maintenant ou que vous n’êtes plus en accord avec les choix compositionnels que vous avez pu faire ?

Je dirais que ça fait quand même pas mal de temps que j'ai plus ou moins réglé la question du regret. Forcément, quand 5 ans, 10 ans, 20 ans se sont écoulés, le regard que je peux porter sur une œuvre écrite débouche invariablement sur le sentiment que je ne composerais plus aujourd’hui ces œuvres de la même manière. 

La tentation serait grande de dire qu'il n'y a que ma dernière œuvre qui compte et je ne veux plus en entendre parler des autres. Mais je ne suis pas non plus tout à fait dans cette optique. La musique existe dès lors qu’on l'a composée, et qu’on l'a livrée aux musiciens et in fine au public. Cela fait aussi partie du travail du compositeur que d’abandonner son œuvre et de la laisser vivre librement. Je veux dire que l’œuvre finalisée ne nous appartient plus complètement et qu’elle doit vivre indépendamment des sentiments et du regard du compositeur. Donc, à de très rares exceptions près, je n'ai pas voulu retirer des œuvres de mon catalogue, même si pour certaines œuvres, clairement, je ne suis pas du tout satisfait et je veux dire que je n'ai pas nécessairement très envie qu'on les rejoue du moins je n'ai pas très envie de les réécouter.

Je m'appuie sur l'expérience accumulée, sur ce que j'ai fait précédemment, pour essayer de faire mieux et différemment. Je tire un certain nombre d'enseignements de ce que j'ai pu faire dans les œuvres antérieures et je tente d’aller de l’avant. Tout est dans un mouvement continu qui progresse, mais je ne cherche pas à tenter de composer la partition parfaite ou un parangon de composition…Tout comme dans ma carrière d’organiste, j'essaie d'aller le plus loin possible dans l'interprétation, dans la vision que je peux avoir de certaines pièces que je connais très bien. Le disque d’orgue que je viens de réaliser est vraiment pensé dans cet esprit là : c’est une photographie prise à une moment précis.

Avec votre grande expérience, est-ce que composer est désormais plus facile ? 

Non ! Écrire une nouvelle œuvre reste toujours aussi difficile. Mais il faut avancer avec une certaine confiance tirée de l’expérience acquise. Je suis en train d'écrire mon troisième opéra (qui sera donné en création mondiale à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège en 2026) et sa réalisation n'est pas plus facile que celle du premier, ni du deuxième. Mais, en ayant deux opéras derrière moi, dans lesquels j'ai pu expérimenter un certain nombre de choses dont je connais maintenant l'efficacité ou la non-efficacité, et donc ça me donne une certaine confiance qui procure peut-être davantage de calme dans le processus d’écriture. Et j'ai envie de dire que ce calme permet aussi une meilleure gestion du temps formel. Le plus grand enjeu, quand on écrit un opéra est cette question temporelle. Les meilleurs opéras sont ceux dont la question formelle et temporelle coulée dans une dramaturgie organique semble complètement naturelle.


Dans votre œuvre, il y a des opéras, des concertos, des pièces vocales, des pièces instrumentales. Est-ce qu'au fond de vous, vous avez une envie particulière de faire quelque chose de disruptif que vous n’avez jamais fait ou pour un effectif instrumental ou vocal pour lequel vous n’avez pas encore composé ?


Je n'ai pas de rêve fou de choses disruptives. Mais les œuvres que j’écris sont souvent le fruit de hasards à l’image de la partition pour consort de violes de gambe Fancy Upon Teares qui m’avait été commandée par Jérôme Lejeune pour l'anniversaire du label Ricercar. Une demande peut tout d’un coup stimuler alors que l’on n’aurait pas pensé par soi-même à écrire pour tel instrumentarium. 

Je suis aussi quelqu'un qui écrit plutôt lentement, donc je ne compose pas trois concertos par an. Je suis plutôt dans un rythme d’une pièce orchestrale ou concertante par année. De plus, je ne pense pas avoir encore épuisé les formes traditionnelles et il y a des instruments pour lesquels je n’ai pas encore composé. Il n’y a pas dans mon catalogue de concerto pour violoncelle ou de pièce concertante pour clarinette, pour citer deux instruments que j’aime particulièrement. J'ai envie de dire qu'avant de chercher des choses qui seraient différentes ou disruptives, j’ai encore un sillon à creuser dans les formes et les dispositifs classiques.

Pour votre anniversaire, Cyprès fait paraître un album où l’on vous retrouve à l’orgue. Pourquoi une parution instrumentale pour fêter vos 60 ans ? 

Cela faisait très longtemps que je n'avais plus enregistré de disques d'orgue en solo, surtout avec de la musique baroque. Il y avait un concours de circonstances, à commencer par la construction de cet orgue à Namur, signée par la Manufacture Thomas, projet dont je m’étais quand même pas mal occupé et que j’avais beaucoup soutenu. Cet instrument est idéal pour ce répertoire baroque allemand que j'affectionne particulièrement. Le label Cyprès s’est aussitôt montré enthousiaste avec cette idée. 

J'avais envie de me faire plaisir et d’être présent de bout en bout par rapport à un projet. Quand il s'agit d'un disque avec des œuvres composées par moi-même (comme Cyprès en a réalisé plusieurs), je suis là en amont parce que c'est moi qui écris. Je peux éventuellement être là pendant l'enregistrement et je peux être là pendant le montage. Mais ce sont les musiciens qui interprètent et quelque part, mon rôle c'est de me retirer en essayant de donner un maximum d'informations, d'éclaircissements sur ce que j'ai imaginé. Mais mon rôle s'arrête à un moment et c’est aux interprètes à prendre le relais. Dans le cas de ce disque d’orgue, j’ai pu être présent, en temps qu’interprète, à chaque étape tant en amont, qu’en aval. Il faut souligner que le label Cyprès m’a totalement donné carte blanche, ce qui n’est pas banal et je dois en remercier les responsables aussi bien de Cyprès que ceux et celles de l’orgue de St Loup à Namur pour leur confiance et pour cette chance qui me fut donnée. Ce fut aussi une grande satisfaction personnelle que de pouvoir réaliser ce projet dans d’aussi bonnes conditions.

Benoît Mernier en concert, au disque et en playlist :

Comme d'autres esprits et Sur un ciel immense de Benoît Mernier pa l'Orchestre philharmonique royal de Liège sous la direction de Gergely Madaras, c'est à la Salle philharmonique de Liège (17 janvier) et au Palais des Beaux-Arts (Bozar) de Bruxelles (18 janvier).

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Fantaisie et Fugue en sol mineur BWV 542. Fantaisie en ut mineur BWV 562. Pièce d’orgue BWV 572. Wachet auf, ruft uns die Stimme BWV 645. Ach bleib bei uns, Herr Jesu Christ BWV 649. Nun komm, der Heiden Heiland BWV 659. Allein Gott, in der Höh sei ehr BWV 663. Dietrich Buxtehude (1637-1707) : Praeludium en ré mineur BuxWV 140. Nun komm, der Heiden Heiland BuxWV 211. Nikolaus Bruhns (1665-1697) : Nun komm, der Heyden Heyland. Benoît Mernier, orgue Thomas de l’église Saint-Loup de Namur. Cyprès CYP1686

Benoît Mernier en playlist avec ses oeuvres en tant que compositeur

Crédits photographiques : Yves Gervais

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Comme d'Autres Esprits et Sur un ciel immense sont édités par XXI Music Publishing asbl dont Pierre-Jean Tribot, Rédacteur en chef de Crescendo Magazine est co-fondateur et administrateur.





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