Pierre Dumoussaud dirige un Pelléas et Mélisande tout en émotion
Claude Debussy (1862-1918) : Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes (livret adapté de la pièce de Maurice Maeterlinck). Stanislas de Barbeyrac, ténor (Pelléas) ; Chiara Skerath, soprano (Mélisande) ; Alexandre Duhamel, baryton (Golaud) ; Jérôme Varnier, basse (Arkel) ; Janina Baechle, mezzo-soprano (Geneviève) ; Maëlig Querré, soprano (Yniold) ; Jean-Vincent Blot, basse (Le Berger, Le Médecin) ; Orchestre National Bordeaux Aquitaine ; Chœur de l’Opéra National de Bordeaux ; Pierre Dumoussaud, direction. 2020. 2h28’16. Livret en français, en anglais et en allemand (mais texte chanté – avec coquilles et omissions – seulement en français et en anglais). 2 CD Alpha Classics 752
Depuis son prix au Concours International de chefs d’orchestre d’opéra organisé par l’Opéra Royal de Wallonie en 2017, Pierre Dumoussaud a fréquenté nombre de scènes lyriques en France (Rouen, Montpellier, Nantes...) et au-delà (Bayerische Staatsoper, Opéra de Lausanne, Opéra National de Grèce...). En 2022, il est le premier lauréat de la nouvelle catégorie des Victoires de la Musique : Révélation chef d’orchestre.
Outre l’album « Élégies » qui contient des œuvres pour orchestre écrites pendant la Première Guerre mondiale (Hortus, avec l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Toulon), et celui consacré au compositeur français Olivier Grief (1950-2000) et qui obtint de prestigieuses récompenses (Records, avec L’Atelier de Musique), Pierre Dumoussaud a été le maître d’œuvre de deux enregistrements lyriques de l’excellente collection « Opéra français », une série de livres-disques édités par le Palazzetto Bru Zane (33 ouvrages à ce jour).
Tout d'abord Les P’tites Michu d’André Messager, un « cocktail de bonne humeur qui, sous son charme et sa légèreté, s’avère plus intéressant à beaucoup d’égards qu’il n’y paraît » selon Bénédicte Palaux Simonnet. Et en effet, il est difficile de ne pas succomber à tout le plaisir que nous offrent l’épatante Compagnie Les Brigands, pour la partie scénique, et l’Orchestre National des Pays de Loire, en grande forme, dirigé par Pierre Dumoussaud, tout en variété et en finesse, sans jamais rien caricaturer, aussi spirituel que sensible.
Et ensuite, Le Voyage dans la lune de Jacques Offenbach, dont la « folle aventure, qui réserve des moments désopilants » a séduit Jean Lacroix. La distribution, impeccable, nous offre quelques croustillantes surprises vocales et, sous la direction de Pierre Dumoussaud, l’Orchestre National Montpellier Occitanie semble beaucoup s’amuser. Il faut avouer que tout cela est assez irrésistible !
C’est avec un autre de nos orchestres nationaux de région que Pierre Dumoussaud s’attaque au chef-d'œuvre de Debussy. Sa relation avec l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine date de 2014, quand il devint, pour deux années, chef assistant de Marc Minkowski. À noter qu’ils ont en commun le basson comme instrument d’origine (Pierre Dumoussaud a été co-soliste de l’Orchestre Pasdeloup jusqu’en 2013). En 2015, âgé de 25 ans, remplaçant au pied levé Alain Lombard, il dirige la formation bordelaise. Depuis, l’Opéra de Bordeaux lui a confié plusieurs ouvrages lyriques (Don Carlo, Semiramide, The Turn of the Screw, La Voix Humaine, Werther) et chorégraphiques (Roméo et Juliette, Giselle).
Et, cette fois, plus question de quasi premières au disque comme pour Les P’tites Michu ou Le Voyage dans la lune. Si l’on met de côté la version abrégée dirigée par Piero Coppola en 1927, il y a eu, depuis le légendaire enregistrement de Roger Désormière en 1941, nombre de témoignages prestigieux, parmi lesquels Désiré-Émile Inghelbrecht (1951 et 1962), Ernest Ansermet (1952 et 1964), Jean Fournet (1953 et 1962), André Cluytens (1956), Lorin Maazel (1969), Pierre Boulez (1970 et 1992), Rafael Kubelík (1971), Herbert von Karajan (1978), Armin Jordan (1979), John Eliot Gardiner (1987), Claudio Abbado (1991), Bernard Haitink (2000 et 2003) ou Simon Rattle (2017). C’est dire si Pierre Dumoussaud se mesure à des chefs glorieux !
Hé bien, il va falloir désormais compter avec cet enregistrement de très grande tenue. Et l’on sent bien, tout du long, que c’est bien lui, le chef d’orchestre, qui est à la baguette, et pas seulement des instrumentistes. Sa direction, sans rien de spectaculaire, n’omet aucun aspect de cette musique si complexe. Mais elle ne l’enferme pas dans le symbolisme, ou l’impressionnisme, ou l’expressionnisme, ou quelque mot en « isme ». Elle nous rend tout ce que la partition de Debussy a de mystérieux, d’insaisissable, de sensuel, de merveilleux, tout ce qui donne sa véritable dimension à la pièce pour le moins simpliste de Maeterlinck.
Certes, l’on peut imaginer des timbres instrumentaux plus caractérisés, des couleurs plus fouillées, des matières orchestrales plus imagées. Mais ce serait au risque d’attirer l’attention. Ici, tout est soigné, équilibré, expressif ; rien ne nous éblouit, car nous sommes au cœur de la musique, nous en faisons partie. L’orchestre est d’une présence infaillible, de chaque instant, laissant parfois à peine émerger les voix, mais sans jamais les couvrir. Il leur offre le cadre idéal, avec souplesse et sûreté, pour exprimer toutes leurs subtilités.
La distribution impressionne également par sa cohérence. Chaque rôle trouve sa juste présence, en interaction avec les autres. Personne ne s’écoute chanter. La maîtrise vocale et l’intelligence du texte du ténor (au lieu d’un baryton-martin comme c’est souvent le cas) Stanislas de Barbeyrac sont admirables ; il est un Pelléas passionné, qui nous communique impérieusement son amour pour Mélisande, laquelle est incarnée avec force grâces, hésitations, résistances, abandons, par une merveilleuse Chiara Skerath. Alexandre Duhamel est un Golaud sobre mais complexe, tour à tour consolateur et terrifiant, d’une indéniable stature vocale. Mais c’est sans doute Jérôme Varnier, en Arkel vieux philosophe tout en bonté, qui par sa densité prend le véritable ascendant sur tout ce drame initiatique.
Les rôles secondaires n’ont sans doute pas le même magnétisme... et c’est peut-être mieux ainsi. Janina Baechle est une Geneviève qui dégage une certaine fragilité, mais d’une touchante délicatesse ; son léger accent allemand reste tout à fait acceptable (et il faut souligner l’excellente diction de tous ses partenaires). Pour le rôle toujours problématique de l’enfant Yniold, le choix a été fait d’une toute jeune soprano, Maëlig Querré, qui s’en sort tout à fait honorablement, en toute simplicité. Tout comme Jean-Vincent Blot, dans le double rôle du Berger puis du Médecin.
Alors que des représentations scéniques avaient commencé à l’Opéra de Bordeaux, la pandémie de Covid-19 est arrivée. Il a fallu les interrompre. Seules les captations sans public sont devenues autorisées. La direction a alors décidé de confier aux micros, sur place, l’énorme travail réalisé, avec la même distribution (à l’exception de Geneviève, alors chantée par Sylvie Brunet-Grupposo), mais sous la direction de Pierre Dumoussaud au lieu de Marc Minkowski. Cet enregistrement est donc né des contraintes du confinement. Peut-être cela a-t-il joué dans l’état d’esprit qui s’en dégage, où nous sentons tous les artistes à la fois concentrés et libérés, donnant le meilleur d’eux-mêmes dans un objectif commun : nous émouvoir, par cette tellement extraordinaire musique de Debussy.
Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9
Pierre Carrive