La musique de chambre écrite pour Paul Wittgenstein Vol 2 : Le répertoire pour la main gauche s’élargit encore…

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Franz Schmidt (1874-1939) : Quintette en si bémol majeur pour piano (main gauche) clarinette, violon, alto et violoncelle – Josef Labor (1842 – 1924) : Trio n°2 en sol mineur pour clarinette, alto et piano (main gauche). Folke Nauta (piano) - Lars Wouters van den Oudenweijer (clarinette) - Prisma String Trio (Janneke van Prooijen (violon) - Elisabeth Smalt (alto) - Michiel Weidner (violoncelle). 2023. Livret en anglais, néerlandais et allemand. 74’12'' – Cobra records Cobra 0093.

Cet enregistrement qui vient de paraître tout récemment est dédié à la mémoire d’un de ses principaux interprètes, le pianiste néerlandais Folke Nauta disparu prématurément en août dernier à l’âge de cinquante ans. Souffrant de dystonie focale à la main droite depuis 2010, Folke Nauta s’était orienté tout naturellement vers le répertoire pour la main gauche (comme l’avait fait naguère Leon Fleisher). Folke Nauta était l’initiateur du « Projet Wittgenstein » consacré aux œuvres de musique de chambre composées pour le piano main gauche et qui malheureusement ne pourra continuer du fait de sa disparition soudaine. 

Les musiques figurant dans ce projet avaient été commandées par le pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu son bras droit au cours de la guerre de 1914-1918. Folke Nauta réussira grâce à un travail patient à retrouver en Angleterre et en Autriche une partie de ces partitions originales pour la plupart oubliées, dont les annotations par Wittgenstein lui-même attestent de leur provenance. Ces manuscrits avaient été disséminés au moment de l’avènement du nazisme en Autriche, contraignant le musicien à quitter Vienne dès 1938, au moment de l’Anschluss où tous ses biens furent confisqués, y compris sa précieuse bibliothèque de partitions. Il émigrera aux Etats Unis mais ne récupérera jamais une grande partie de son patrimoine dont il avait été spolié.

Certaines œuvres d’envergure avaient déjà été composées pour le piano pour la main gauche avant les commandes de Paul Wittgenstein comme la Chaconne de Bach transcrite par Brahms (1879), le Prélude et le Nocturne de Scriabine (1891) ou les six Etudes opus 135 de Camille Saint-Saëns (1912) etc., cependant l’apport indirect de Wittgenstein à ce répertoire a été gigantesque.

Paul Wittgenstein (1887 – 1965) est issu d’une grande et riche famille de Vienne convertie au catholicisme depuis plusieurs générations. Son père Karl (mort en 1913) fréquentait toute l’intelligentsia viennoise et invitait fréquemment au palais Wittgenstein de nombreux artistes, philosophes et scientifiques de renom, et a même contribué par son aide financière à l’émergence du mouvement de la Sécession viennoise. 

Ludwig, le frère cadet de Paul deviendra un philosophe réputé quant au jeune Paul, plus attiré par les arts, et particulièrement par le piano, il sera formé par le grand pédagogue Théodor Leschetizky. Après des débuts brillants en récital en décembre 1913 dans la Grande salle dorée du Musikverein de Vienne, sa voie semble être toute tracée mais sa carrière est bien vite interrompue quelques mois plus tard par l’arrivée de la première guerre mondiale où, enrôlé dans l’armée, il perd son bras droit après trois semaines de conflit. 

Malgré ce handicap rédhibitoire pour tout pianiste, Wittgenstein persistera dans la voie musicale et il utilisera après la guerre sa fortune pour se constituer un véritable catalogue d’œuvres pianistiques spécialement adaptées à la main gauche. Certains des plus grands compositeurs de son époque répondront favorablement à ses commandes. Ces ouvrages sont écrits dans le style spécifique de leur auteur et sont souvent très différents les uns des autres. Certains sont d’un post romantisme hérité de Brahms alors que d’autres sont écrits dans des langages plus novateurs comme les concertos de Ravel ou de Prokofiev. Ces œuvres multiples et diversifiées permettront ainsi à Wittgenstein de se constituer un répertoire conséquent comportant de véritables chefs d’œuvre dont le plus connu est le concerto pour la main gauche de Maurice Ravel.

A l’exception de ce dernier qui est toujours resté au répertoire, les autres œuvres ont souvent été ignorées par les interprètes et on ne les redécouvre que progressivement. Cela a commencé tout d’abord par les œuvres concertantes avec en premier lieu le Concerto de Ravel dont il existe même un enregistrement public en 1937 de Wittgenstein accompagné par Bruno Walter dirigeant le Concertgebouw d’Amsterdam (ce document historique est hélas peu recommandable compte tenu des libertés prises avec la partition). D’autres œuvres concertantes suivront comme les « Diversions » de Britten, la « Klaviermusik mit Orchester » de Paul Hindemith, le « Panathenaenzug » opus 74 de Richard Strauss ainsi que les concertos de Serge Prokofiev (4ème), Franz Schmidt ou Erich Korngold (la liste n’est pas exhaustive).

C’est une véritable leçon de volonté et de résilience que donne Paul Wittgenstein en constituant ce répertoire aussi inestimable qu’original, et qui n’aurait jamais vu le jour sans lui. Non seulement il est à l’origine de ces œuvres, mais les apprend et les joue en public.

Grace à Folke Nauta dont Wittgenstein était devenu un modèle, nous pouvons désormais avoir accès à un nouveau pan de ce répertoire consacré à la musique de chambre. Pour la plupart, ces œuvres sont restées absentes du répertoire pendant près d’un siècle. Un premier CD par les mêmes interprètes était consacré à des pièces d’Ernest Walker (1842 – 1924), Hans Gál (1890 – 1987) et déjà à des compositions de Franz Schmidt (Quintette en la majeur) et de Josef Labor (3ème sonate pour violon et piano). Nous retrouvons ces deux derniers compositeurs dans ce second volume.   

Contrairement au premier volume où les musiques utilisaient des styles très différents, ce second volume est plus brahmsien dans l’esprit avec des pièces possédant une structure très élaborée aux larges développements. L’usage de la clarinette dans les deux pièces rappelle (dans d’autres formations) le Trio pour clarinette, piano et violoncelle Opus 114 et le Quintette opus 115 pour clarinette et cordes, œuvres composées toutes deux durant l’été 1891 par Brahms.

Tous deux élèves de Leschetizky, la collaboration entre Franz Schmidt et Paul Wittgenstein fut particulièrement fructueuse : Un concerto pour piano, les Variations sur un thème de Beethoven, une Toccata et trois quintettes. Outre les deux quintettes avec clarinette enregistrés par Folke Nauta et ses collègues (en la majeur et en si bémol majeur) on trouve par ailleurs l’enregistrement du Quintette en sol majeur pour piano main gauche et cordes par Karl Andreas Kolly et le Sarastro Quartett. 

La musique de Franz Schmidt pourrait paraître archaïsante si l’on songe que quelques années auparavant, dans la même ville, Arnold Schönberg développait ses nouvelles théories musicales sur le dodécaphonisme et jouait avec les dissonances. Franz Schmidt était fort intéressé par la seconde école de Vienne (il jouera même le Pierrot lunaire) mais il restera fidèle à une esthétique musicale héritée du dix-neuvième siècle, ce qui n’est pas étonnant pour un élève d’Anton Bruckner, mais il n’empêche que si sa musique n’est pas très novatrice, elle n’en demeure pas moins puissante, lyrique et particulièrement inspirée.

Le Quintette en si bémol de Franz Schmidt composée en 1932 est une œuvre méditative qui baigne dans une ambiance tragique de deuil et de chagrin fortement marquée par la disparition de sa fille Emma. Le compositeur développe ici dans un esprit très viennois une écriture romantique affirmée passant de l’introspection bouillonnante des deux premiers mouvements à un peu plus de légèreté dans l’allegro ma non troppo final aux accents slaves, où la lumière finit par l’emporter sur les ténèbres. Franz Schmidt était non seulement un excellent pianiste mais aussi un violoncelliste de talent. Il était habitué par la pratique de la musique de chambre à trouver un parfait équilibre entre les instruments. Aussi il mettra à profit le handicap de Wittgenstein pour composer un quintette plus équilibré en rendant le piano certes très présent mais moins dominateur et lui permettant de se fondre davantage à l’ensemble sans s’opposer à lui comme dans un concerto. 

Le Trio en sol mineur de Josef Labor datant de 1919 s’inscrit dans la même mouvance post romantique. Josef Labor né en 1842 est un pianiste, organiste et compositeur autrichien atteint dès l’âge de trois ans de cécité. Il deviendra aussi à Vienne un pédagogue réputé et aura pour élèves Alma Mahler Arnold Schönberg mais aussi Paul Wittgenstein pour lequel il composera onze pièces. Malheureusement Wittgenstein demandant l’exclusivité sur les ouvrages composées à sa demande, celles-ci ne seront que très peu diffusées et sombreront rapidement dans l’oubli. 

Josef Labor composera des œuvres très diverses, bien écrites et séduisantes, mais il n’arrivera jamais à s’imposer comme compositeur, pas plus dans la seconde partie du 19ème siècle (dominé par de très fortes personnalités musicales au génie plus affirmé, comme Brahms), qu’au début du 20ème siècle où il sera dépassé par l’évolution rapide du langage musical (favorisant les nouvelles musiques nationalistes en Europe). Cela explique pourquoi ce probe et talentueux musicien, peut-être trop ancré dans le Romantisme allemand est tombé en complète désuétude. Grâce à plusieurs disques consacrés à ses compositions de musique de chambre (dont celles interprétées ici par Folke Nauta et ses talentueux partenaires), il ressort progressivement de l’oubli, ce qui n’est que justice.

Notes : Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9,5

Jean-Noël Régnier  

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