La pâte n'a pas levé, un comble pour un "Top Chef"
A Liège, la Grande-Duchesse de Gérolstein
Le livret concocté pour Offenbach par l'ineffable duo Meilhac-Halévy est idéal : description d'une cour aussi imaginaire que grotesque (le Grand-Duché de Gérolstein), le portrait d'une autocrate fantasque, une intrigue originale (l'ascension puis la dégradation du soldat Fritz) et surtout une satire féroce des mœurs politiques du temps sous le couvert d'une action trépidante comme le veut la tradition de l'opéra-bouffe. Tout était parfait, il n'y avait rien à changer. Quelle mouche a donc piqué Stefano Mazzonis di Pralafera, metteur en scène mais également directeur de l'Opéra Royal de Wallonie, pour qu'il modifie de fond en comble un canevas aussi bien imaginé ? Exit la cour et le grand-duché : tout est transposé dans un décor de grand restaurant, dans le cadre d'un concours de cuisine à la "Master Chef" ou "Top Chef". Il s'en est expliqué. En 2013, dit-il, on ne peut plus se moquer de la guerre comme en 1867, après deux guerres mondiales et les innombrables conflits sanglants que connaît notre époque. Dès lors, et sur la suggestion de la musicologue Maria Delogu, il transpose l'argument dans un cadre culinaire, les grands restaurants étant aussi soumis à une sorte de hiérarchie militaire. Voilà donc la trajectoire que la grande-duchesse, patronne absolue de l'établissement, imposera au modeste Fritz qui, de simple plongeur, passera au grade de super chef, pour retourner au final à la case départ. Cette transposition a exigé un travail de refonte approfondi sur le texte qui s'en trouve complètement modifié, toutes les allusions au monde militaire étant traduites en termes du monde de l'Horeca. Malgré une introduction en vidéo à cette "Guerre des Chefs" par le duo comique (?) des frères Taloche et un joli décor au premier acte représentant une cuisine hyper moderne, cela ne passe pas trop bien. En fait, cela devient vite lourd et on sent l'effort constant de transposition. Exemples : La Gazette de Hollande devient La Gazette de Champagne, le comte Sedlitz de Calembourg devient comte Sedlitz d’Houte-Si-Plou, ou "Ah quel plaisir d'être soldat", allusion au célèbre air de La Dame blanche, devient "Ah quel plaisir d'être cuistot". Lourd, vous dis-je. Heureusement, les décors des actes suivants figureront un beau salon joliment éclairé (Franco Marri). Il y a des réussites tout de même, comme ce charmant petit ballet des domestiques et des servantes au début de la seconde partie (Laurence Fanon). A propos, pourquoi insérer la pause au beau milieu du deuxième acte, juste avant le trio des conspirateurs ? Cette "astuce", amusante lors du Guillaume Tell de Grétry mis en scène par le même directeur, tombe tout à fait à plat : ici, elle n’a aucune raison d’être. En revanche, la scène des noces de Fritz et Wanda, constamment interrompue par les fêtards, était bien dirigée. Mais voilà un maigre résultat pour 2h 30 de spectacle. Le pire vient à la fin. Sous prétexte de fêtes de fin d'année, Mazzonis di Pralafera conclut par une bruyante reprise d'un incongru « cancan » d'Orphée aux Enfers, suivi -cerise (pourrie) sur le gâteau- par l'arrivée d'une friterie « Les frites de Fritz » : une dame dépoitraillée distribue des cornets de frites aux solistes... Pénible. J'avais un peu honte en applaudissant. Car il y a avait quand même à applaudir, musicalement. L'inénarrable trio des conspirateurs par exemple : Lionel Lhote en Boum, Patrick Delcour en Puck et Giovannio Iovino en Paul (mais pourquoi le faire zézayer, il est déjà bien assez ridicule comme cela). Très bon couple d'amoureux aussi, avec un Sébastien Droy au timbre idéal et excellent comédien, et une adorable Sophie Junker, jeune soprano belge campant une Wanda ingénue puis friponne. Citons encore le Nepomuc de Jean-Philippe Corre et son terrible petit chien Farès, très ovationné, ainsi que l'imposant et sonore "Redbul" (soit le baron Grog - sic) de Roger Joakim. Reste l'héroïne. Patricia Fernandez a pour elle une voix assez sombre et un beau velouté mais poitrine un peu trop. En outre, son jeu apparaît souvent forcé, comme si elle s'obligeait à être drôle. Est-elle à l'aise ? On est loin de Felicity Lott, illustre titulaire du rôle, ou d'Alexise Yerna, exquise Hélène dans la production de l'ORW, l'an dernier, de La Belle Hélène, et prévue dans la seconde distribution. Même le chef, Cyril Englebert, n'est pas exempt de critique, ayant souvent laissé les rênes aux chanteurs, jusqu'à un inquiétant décalage lors du grand air de Fritz revenu du "combat des chefs" au début du deuxième acte. Les chœurs préparés par Marcel Séminara étaient remarquables, comme d'habitude. L'un dans l'autre, une production décevante donc, un peu musicalement, par une Grande-Duchesse insuffisante et une direction moyenne mais surtout par une vision dramaturgique prétendument décapante mais en fin de compte lourde et parfois vulgaire. Elle gomme le caractère essentiel de l’oeuvre, qui la rend si moderne : une formidable charge contre le fléau de la guerre et l’incohérence de ses décideurs. Sans cette dimension critique et politique, au comique presque surréaliste, il n'y a pas de Grande-duchesse de Gérolstein.
Bruno Peeters
Opéra Royal de Wallonie, le 20 décembre 2013