La Symphonie n° 6 de Krzysztof Meyer sur fond de loi martiale
Krzysztof Meyer (°1943) : Concerto pour piano et orchestre op. 46 ; Symphonie n° 6 « Polonaise » op. 57. Pavel Gililov, piano ; Grand Orchestre Symphonique de la Radio et de la Télévision polonaise de Katowice (concerto) et Orchestre de la Radio et de la Télévision de Cracovie (symphonie), direction Antoni Wit. 1984 (symphonie)/1992 (concerto). Notice en polonais et en anglais. 78.46. Dux 1898.
Le label Dux consacre à Krzysztof Meyer un album qui met en valeur un nouveau jalon de son œuvre symphonique. A trois reprises, nous avons déjà fait écho à la production orchestrale de ce natif de Cracovie, qui reçut notamment, dans son pays natal, l’enseignement de Penderecki, puis, à Paris, celui de Nadia Boulanger, entre 1964 et 1968. « Musicien tout à fait exceptionnel », déclarait cette dernière au Figaro le 7 mai 1970 au sujet de Meyer, dont le catalogue est abondant dans tous les domaines musicaux, et qui est aussi l’auteur de la biographie de Chostakovitch parue chez Fayard en 1994, d’une étude sur Lutoslawski, et d’un grand nombre d’articles.
Meyer nous avait séduit par sa Symphonie n° 5 pour orchestre à cordes de 1979, une œuvre énigmatique, mystérieuse et tragique (article du 28 septembre 2022). Sa Huitième, Sinfonia da Requiem, en mémoire de l’Holocauste en 2009/13, était une vaste plaine incantatoire avec chœurs (article du 10 novembre 2019) ; sa Neuvième de 2016, elle aussi avec chœurs, transmettait un message philosophique nourri de foi et d’espoir (article du 25 avril 2022). Ici, c’est la Sixième qui est à l’affiche ; écrite en 1982, elle a été créée à Hambourg, en novembre de cette année-là, par l’Orchestre de la NDR dirigé par Christopher Keene, qui en a laissé une gravure chez ProViva. La première polonaise a été donnée à Cracovie le 17 janvier 1984 sous la baguette d’Antoni Wit, dédicataire de la partition, qui l’enregistra dans la foulée. C’est cette version que l’on découvre ici.
Le début des années 1980 est marqué en Pologne par l’action du syndicat Solidarnosc. La loi martiale est imposée par le général Jaruzelski en décembre 1981 ; elle va le demeurer pendant de longs mois avant d’être abolie en avril 1983. C’est une période troublée, avec de terribles restrictions. Meyer va y puiser une première dimension politique et historique qui se répercutera dans les symphonies ultérieures. L’esthétique globale du compositeur se situe dans une mouvance moderne personnalisée, qui contient des éléments postromantiques, mais qui met en valeur les ressources orchestrales pour souligner la symbolique du contenu et, un peu à la manière de Chostakovitch auquel on pense parfois, sans user de trop d’emphase dans l’expression.
Un vaste Adagio de plus de dix-huit minutes, au long développement, traduit sous forme de lamentation étouffante le climat créé par la loi martiale. L’angoisse est palpable. Bientôt, la tension augmente, les cordes sont entraînées dans un rythme de marche que l’auteur de la notice, Thomas Weiselmann, associe à l’idée de mobilisation ou de militarisation. Percussion, cordes et bois sont mis à contribution. Meyer introduit alors un passage d’un chant populaire ancien, symbole de liberté dans le contexte de ces années 1980, avant le retour à la désolation initiale. L’Allegro molto qui suit est tout en contrastes de tempo, avec un retour aux rythmes et aux tensions ; cette fois, c’est un chant médiéval auquel il est fait allusion, avec sa résonance religieuse et chevaleresque. Ce n’est pas par hasard que le sous-titre « Pologne » est joint à la symphonie. Car un autre thème, patriotique, va encore alimenter la partition qui, dans ces deux derniers mouvements, se nourrit à nouveau d’une mystérieuse douleur, assortie, malgré tout, d’un espoir alimenté par d’opulentes forces orchestrales avec percussion et par des trompettes. Sans crier victoire, elles semblent annoncer un avenir meilleur, thème humaniste cher au créateur qui le développera largement dans sa Neuvième. Remarquable interprétation de la phalange Radio/TV de Cracovie, à laquelle le chef de qualité qu’est Antoni Wit (°1944) insuffle engagement, grandeur, et expressivité.
La symphonie est précédée par le Concerto pour piano de 1979, modifié ensuite par le compositeur qui en était insatisfait. Pavel Gililov (°1950), pianiste d’origine russe qui vit en Autriche, a été le créateur de la version définitive et l’a enregistrée à Katowice en 1992, sous la direction d’Antoni Wit. Il s’agit d’une partition virtuose et expérimentale, qui exige du soliste un sens du panache et de fréquents contrastes de couleurs. Un kaléidoscope de nuances caractérise une œuvre au cours de laquelle le piano est un partenaire de l’orchestre, se différencie de lui ou s’y oppose pour assumer un style qui fait appel aussi bien aux formes classiques qu’à des allusions au jazz. A travers une orchestration très diversifiée, avec des confrontations instrumentales inattendues avec le piano, Meyer propose un concerto qui ne se laisse pas appréhender à la première écoute, et s’inscrit dans une modernité plus nette que celle qui traverse les symphonies. Interprétation sans reproche, tant de la part du soliste que de l’orchestre.
Son : 8 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix