L’Ammazone Corsara de  Carlo Pallavicino au Festival d’Innsbruck

par

Carlo Pallavicino, né à Padoue en 1630, actif à Venise et plus tard à Dresden où il mourra en 1688, est l’auteur d’au moins 22 opéras, en grande partie sur de livrets de Matteo Noris. Celui-ci, cependant, est de Giulio Cesare Corradi et fut créé à Venise, au Théâtre de SS. Giovanni et Paulo en 1686. L’immense majorité des œuvres de Pallavicino, l’un des successeurs de Cavalli à Venise, sont restées dans l’oubli jusqu’à cette année 2022 où deux productions-renaissance ont vu le jour : celle de Le ammazone nell’isola fortunata, sur un livret de Carlo Maria Piccioli, qui a vu le jour à Postdam et Beaune sous la conduite de Christophe Rousset et ses Talens Lyriques, et celle-ci L’ammazone corsara au Festival Baroque d’Innsbruck. Antonio Vivaldi avait aussi mis en musique ce livret, mais on n’en conserve malheureusement pas la musique.

Au XVIIe siècle, on voyait couramment sur les scènes d'opéra des femmes puissantes, insensibles à l’appel érotique masculin. On les appelle amazones par réminiscence des guerrières grecques, mais Alvilda est ici reine des Goths. Et ne fait donc pas exception : au lieu de succomber aux sollicitations du roi danois Alfo, elle préfère traverser les mers en pirate jusqu’à ce qu’elle soit secourue précisément par le Danois lors d’un naufrage. C'est donc autour du libre choix féminin, ou libre arbitre amoureux qui tourne L'amazzone corsara. Le compositeur, originaire de Salò sur le lac de Garde, a sans doute écouté les madrigaux très descriptifs et drôles d’Adriano Banchieri (La barca di Padova a Venezia) car sa musique est empreinte de spontanéité et de joie. Il écrit des récitatifs au caractère théâtral bien tranché et des Ariosi ou des esquisses d’airs : le principe du « da capo » et des variations inhérentes n’est pas encore définitivement codé. Mais ces éléments permettent de raconter l’histoire de manière très fluide, bien moins hiératique que ce qui deviendra plus tard l’« opera seria ». La plupart des chanteurs choisis sont issus du Concours Cesti de 2021, faisant la preuve du niveau très prometteur, si pas très accompli, de cette fournée. Il s’agit d’une production à petit budget, mais cela ne conditionne pas foncièrement son niveau artistique. C’est plutôt le contraire car l’enthousiasme et l’engagement scénique des jeunes talents sont souvent une cure de jouvence pour l’auditeur.

Alberto Allegrezza, chanteur, acteur et metteur en scène, est le créateur de tout le travail scénique : le dispositif de paravents peints sert autant de bibliothèque, de galerie des glaces ou de jardin des délices. Et les domestiques-soldats muets, qui s'immiscent parfois dans l'action, créent un mouvement scénique continu qui nous tient en haleine du début à la fin, sans relâche. Il nous rappelle la gestuelle théâtrale baroque, mais il nous la rend intelligible par la répétition “ad momentum”, créant ainsi un véritable langage visuel compréhensible pour l’auditeur moderne. Il faut remarquer le tour de force accompli dans ce sens par les chanteurs : c’est travaillé à fond et intégré comme s’ils avaient appris une nouvelle langue. Mais, comme le ton joyeux est inhérent à la musique de l’œuvre, et qu’Allegrezza porte bien son nom en nous réjouissant sans cesse, les deux heures et demie sur scène passent comme un court divertissement. Alors que l’histoire des mésaventures des trois couples que nous raconte la pièce (cela ne nous ferait-il pas penser à Così fan tutte ?) n’est pas si drôle que cela : les protagonistes féminines acceptent ou se résignent à leur destinée amoureuse selon leur tempérament et après maintes péripéties imposées par la pression sociale. Dans ce sens, c'est chez Irena et Delio, le couple classique de serviteurs buffos qui vivent l'érotisme sans entraves, que les choses se passent le mieux. Servis par un irréprochable Rémy Brès-Feuillet, contre-ténor français à la voix souple et à la virtuosité éclatante, doublé d’un acteur très convaincant, irrésistible de drôlerie dans son air « La mia bella non è bella ma così, così mi piace », et par sa compatriote le soprano Marie Théoleyre au timbre brillant et au caractère théâtral plus qu’attachant. Son chant pourrait trouver plus de moments d’introspection et de délicatesse, mais elle sert son rôle sans la moindre faille. Le couple Gilde - Olmiro est servi par l’Américaine Hannah De Priest et l’Israélienne Shira Patchornik, toutes les deux lauréates du Cesti de l’an dernier.  Pallavicino disposait sans doute pour Olmiro d'un castrat à la technique respiratoire très développée, mais Patchornik n’est pas vraiment en reste : par moments l’émission est d’une beauté saisissante et sa palette de ressources émotives est la plus fournie de toute l’équipe. Son air « Andate a piangere » nous a donné un des moments les plus tendres et poignants de la soirée. De Priest possède une voix brillante et une personnalité marquante, même si son interprétation est quelque peu univoque : une recherche plus pointue d’irisations de couleur et de nuances vocales plus subtiles serait bienvenue. Mais dans le rôle de la rusée Gilde, elle est extrêmement convaincante et son père récalcitrant finira par accepter ses amours après bien des mésaventures et imbroglios tout à fait au goût des spectateurs de jadis. Ce père calculateur et peu conciliant (Ernando, Chambellan de la Cour) sera incarné par le jeune italien Rocco Lia, une voix de basse brillante, sonore et à l’aigu facile -mais pas toujours juste-, bien que l’on aurait aussi aimé des teintes plus créatives. C’est prometteur, à défaut d’être accompli. Pour le roi Alfo, l’allemand Julian Rohde à la voix de ténor bien focalisée et à la colorature très précise, on trouve un acteur très complet, persistant et bon manipulateur. On aurait cependant aimé plus de subtilité dans ce jeu de « aperto/coperto » cher aux italiens, car trop souvent le son est légèrement âcre. Enfin, dans le rôle-titre, la suédoise-brésilienne Helena Schuback joue avec une conviction bien masculine, intense comme le veut la pièce. La voix est riche et elle interprète Alvilda comme une résistante coriace face à une quelconque adversité, tout en défendant ses opinions et son intégrité morale. Pourtant, sur quelques notes on remarque une certaine opacité du son qui entrave la compréhension du texte, un défaut qu’elle partage avec plusieurs de ses collègues. Le Barockorchester Jung est le protagoniste le moins heureux de la soirée. Inexpérimenté et confus, les accidents de parcours, la justesse défaillante, le continuo poussif avec trop de clichés ou l’absence de nuances semblent inadaptés au niveau habituel à Innsbruck. Luca Quintavalle, responsable de la nouvelle édition de cet opéra et claveciniste expérimenté, dirige avec bonne volonté mais n’a pas l’autorité nécessaire pour mener cette aventure à un port heureux. Lorsqu’on se souvient de la formidable prestation de Dorothee Oberlinger avec l’Ensemble 1700 l’an dernier, on se croirait dans une autre planète.

Xavier Rivera

Innsbrucker Festwochen der Alten Musik, le 23 août 2022

Crédits photographiques : Birgit Gufler

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.