L'arbre, rien que l'arbre !

par

Eric Cutler (Apollo), Peter Lodaki (Leukippos), Sally Matthews (Daphne) © Karl und Monika Förster

Daphne de Richard Strauss à La Monnaie
Derrière un petit escalier d'apparât s'élève un arbre immense, aux troncs entremêlés. C'est là que vit Daphné, fille de la nature, loin du monde d'en-bas, le petit monde agricole de ses parents Pénée et Gaea. L'arbre est au coeur de la mise en scène très fidèle de Guy Joosten, et s'anime d'une vie propre grâce aux admirables éclairages de Manfred Voss, jusqu'à la scène finale où il est seul, Daphné étant entrée en lui pour l'éternité, après sa métamorphose. Hormis les interventions initiales du choeur de villageois illuminées d'enseignes clignotantes, et la grande fête de Dionysos, à l'érotisme débridé un peu factice, la dramaturgie mise tout sur les relations entre les trois protagonistes, Daphné, la douce héroïne un peu sauvageonne, et ses deux amants, Leucippe et Apollon. Ceux-ci sont parfaitement caractérisés. Leucippe est jovial, tendre et pas trop timide. Apollon d'abord berger facétieux, devient brutal en dieu, conscient de sa grandeur, puis se révèle ému, après avoir tué son rival, lorsqu'il demande à Zeus de transformer la petite Daphné en laurier. La fidélité à un livret - ténu, il faut le reconnaître - lui offre surtout une pleine crédibilité : la mythologie chère au compositeur en devient réelle et si humaine. C'est ainsi que Daphné, émergeant de l'arbre pour clamer son rayonnant air d'entrée  "O Bleib, geliebter Tag !", y rentrera doucement, après les péripéties dramatiques rencontrées lors d'un séjour temporaire dans le monde des hommes, fracassée par le désir d'un dieu jaloux. L'approche de Joosten est d'une grande force, mais aussi d'une délicatesse qui séduit, qui ravit. Un seul tout petit bémol, peut-être : les derniers instants. À son librettiste, Jozef Gregor, Strauss, récusant un choeur initialement prévu, avait écrit : "En arrière, ici, avec tout ce qui pourrait gêner. L'arbre seul doit chanter." Or, à l'extrême fin, après la longue et sublime péroraison orchestrale de la métamorphose, Daphné réapparaît quelques secondes, juchée au sommet de son arbre. C'était inutile. Elle est devenue arbre, c'est l'arbre qui chante, pas elle. Dommage. Ne boudons surtout pas notre plaisir pour ces quelques secondes. Car l'interprétation musicale égale la perfection de la réalisation scénique. Avant tout, saluons le chant exceptionnel des deux ténors, tessiture que Strauss n'aimait pas trop. Peter Lodahl est un Leucippe enjôleur, vif et charmant, bon acteur aussi, et ce dès sa première rencontre avec son amie d'enfance, qu'il découvre femme. Mais c'est bien sûr le rôle difficile d'Apollon qui fascine : il demande aigus terrifiants, puissance dramatique, mais aussi legato et jeu subtil. Toutes ces qualités, Eric Cutler les avaient réunies ; les fidèles de la Monnaie avaient pu l’applaudir en Raoul dans la fameuse production des Huguenots du duo Minkowski-Py en juin 2011 : une formidable prestation, dont l'aisance confond - du grand art. Sally Matthews, au rôle tout aussi lourd, a remarquablement rendu l'évolution de la petite fille isolée du monde à la femme meurtrie doublement par l'amour. A cet égard, le trio précédant la mort de Leucippe a sans doute été le plus beau moment vocal de la soirée. Les parents Pénée et Gaea avaient tout de l'inénarrable paire royale Hérode-Herodias dans Salomé : Iain Peterson et Birgit Remmert l'ont bien compris. Mention aux deux servantes Tineke Van Ingelgem et Maria Fiselier, aussi mignonnes que bien chantantes. Après un début hésitant, dû au stress de la première, l'orchestre de la Monnaie (enrichi d'un cor des Alpes !), a retrouvé sa vaillance et a sublimé la merveilleuse scène finale d'une aura poétique incomparable. Très beau moment donc que cette soirée inaugurale de la saison 2014-2015 de La Monnaie.
Bruno Peeters Bruxelles,
La Monnaie, le 9 septembre 2014

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