Le Doktor Faust de Busoni à Florence : une spectaculaire extravagance

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Ferruccio Busoni (1866-1924) : Doktor Faust, opéra en trois tableaux, avec deux prologues et un intermezzo. Dietrich Henschel (Doktor Faust), Daniel Brenna (Méphistophélès), Wilhelm Schwinghammer (Wagner/Le maître de cérémonie), Joseph Dahdah (Le duc de Parme/Un soldat/Le frère de la fille), Olga Bezsmertna (La duchesse de Parme), etc. Chœurs et Orchestre du Mai Florentin, direction Cornelius Meister. 2023. Notice et synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 166’. Deux DVD Dynamic 37998. Aussi disponible en Blu Ray. 

Virtuose accompli, chef d’orchestre, pédagogue renommé qui exerça en Russie, aux Etats-Unis ou en Allemagne (parmi ses élèves, figurent Egon Petri, Alexandre Braïlowsky, Percy Grainger, Kurt Weill ou Edgard Varèse), auteur d’essais sur la théorie et l’esthétique musicale, Ferruccio Busoni, originaire d’Empoli près de Florence, fut aussi un compositeur prolifique, en particulier dans le domaine pianistique (on peut découvrir son art grâce au procédé Welte-Mignon) et symphonique. Son Concerto pour piano avec chœur d’hommes est une partition monumentale qui dépasse largement l’heure d’écoute.

 Busoni s’est aussi tourné vers l’opéra, à cinq reprises, le premier n’ayant jamais été représenté. Arlecchino et Turandot d’après Gozzi, créés ensemble en 1917 sous sa baguette, ont fait notamment l’objet d’une belle version couplée, chez Virgin (1993), sous la direction de Kent Nagano à Lyon. Doktor Faust, entamé dès 1916, occupera Busoni jusqu’à son dernier souffle, mais l’opéra demeurera inachevé et sera terminé par son élève, Philip Jarnach (1892-1982), avant d’être créé à Dresde par Fritz Busch le 21 mai 1925, un an après la disparition de Busoni. En 1982, le musicologue Anthony Beaumont (°1949) proposera une autre version de la séquence finale, en se basant sur des esquisses. La version Jarnach est cependant la plus fréquemment jouée. C’est celle que Dynamic propose sur le présent DVD en filmant, au Théâtre du Mai Musical florentin, la soirée du 14 février 2023. Un spectacle décapant, mis en scène par Davide Livermore (°1966), qui compte à son actif de nombreuses productions de Mozart, Bellini, Donizetti, Rossini, Verdi, Puccini et quelques autres compositeurs.

Pour son Faust, Busoni, auteur du livret, s’est inspiré non pas directement de l’œuvre de Goethe, mais est remonté aux sources des spectacles allemands de marionnettes des débuts de la Renaissance, dont le célèbre Docteur était le personnage central. La trame est bien connue. Sur celle-ci, Busoni construit une vaste fresque, tant instrumentale que vocale, où se succèdent une Sinfonia avec chœurs, deux Prologues, un Intermezzo, et trois Tableaux, une Sarabande orchestrale venant s’insérer entre les deux premiers. Le début de l’opéra, au cours duquel se noue le pacte diabolique avec Méphistophélès, se déroule dans la bibliothèque de Faust. L’Intermezzo, dominé par l’orgue, a lieu dans une cathédrale où le Docteur fait assassiner le frère de Marguerite, venu venger l’honneur de sa sœur. Les trois Tableaux ont lieu à la cour du duc de Parme, puis dans une taverne dans le Wittemberg, avant de se terminer, dans la même localité, en pleine rue, pendant l’hiver. La force dramatique de Busoni passe par de nombreuses difficultés vocales, ainsi que par le biais d’une orchestration riche et fournie, d’où émergent cinq cors, trois trompettes, trois trombones, un tuba, deux harpes, l’orgue signalé et une abondante percussion. Quant au rôle de Faust, il est écrasant ; il nécessite une présence quasi constante sur scène.

Le présent DVD Dynamic est annoncé, de façon erronée, comme une première mondiale. C’est oublier la production de 2007, dans la même version Jarnach, à l’Opéra de Zurich, sous la direction de Philippe Jordan, avec Thomas Hampson dans le rôle-titre, et Gregory Kunde en Méphisto, la mise en scène étant signée par Klaus Michal Grüber (ArtHaus). A Florence, l’image est largement utilisée ; ce n’est pas la première fois que Davide Livermore travaille avec le collectif D-Wok, il y avait eu recours dès 2021 à Pesaro pour Elisabetta, regina d’Inghilterra de Rossini. Le résultat débouche sur des effets vidéo spectaculaires et réussis, par moments très saisissants, comme la disposition de la bibliothèque dans le premier prologue, ou l’utilisation de flammes plongeant l’ambiance dans une atmosphère sulfureuse de circonstance. On découvre aussi des séquences érotiques ; elles tournent en boucle dans le premier tableau, celui de la cour de Parme, après des projections d’images bibliques (des tableaux classiques) de Salomon et la reine de Saba, de Samson et Dalila, puis de Salomé et Jean-Baptiste. L’érotisme sert à concrétiser la séduction par Faust de la duchesse, qu’il abandonnera avec son bébé mort-né. Plus tard, Hélène de Troie apparaîtra dans sa beauté intacte. 

L’œil est sollicité en permanence, certes de manière habile, mais quelque peu excessive. Le décor fait contraste ; tout au long de l’action, on se contentera d’un mobilier banal qui consiste en chaises, fauteuils et tables, et d’un fond de décor peint, avec de grands M sanglants sur les murs. Les chanteurs sont contraints à évoluer de façon limitée, à l’avant-scène. Les costumes sont situés entre les deux derniers siècles. 

D’aucuns considéreront qu’il y a dans ce spectacle un côté hétéroclite, voire décousu, sinon kitsch. Ils n’auront pas tort, leur avis étant renforcé par l’apparition d’un faune /satyre qui jaillit du piano sur lequel Faust joue devant le duc et la duchesse. Ce personnage fantasmatique, dérangeant, répugnant et repoussant, va être présent pendant un (trop) long moment, inspirant du rejet et du dégoût au spectateur (c’est sans doute l’effet recherché) ; c’est lui qui accomplira l’acte sexuel avec la duchesse. Il n’hésitera pas non plus à oser envers Faust un geste équivoque, qui n’apporte rien à l’action et dont on se serait bien passé. On a droit aussi, de façon récurrente, à des masques, utilisés à foison par divers protagonistes ; ils représentent tous le visage de Busoni. La signification n’en est pas claire. Dès lors, on oscille entre la fascination pour le spectacle virtuel, original et recherché, et la circonspection quant à la réflexion qui y a mené. On laissera au spectateur la surprise de la découverte du final, qui ne manque pas d’imagination.      

Le plateau vocal peut bénéficier d’une cote globale honorable, même si le Faust de Dietrich Henschel (°1967), qui était déjà présent dans l’album discographique gravé à Lyon pour Erato sous la direction de Kent Nagano (1998), éprouve quelques difficultés dans les aigus et dans la variation des nuances. Mais il occupe l’avant-scène de façon convaincante, typant son personnage avec solidité. À ses côtés, Daniel Brenna (°1970) campe un Méphisto tout aussi présent, que l’on aurait souhaité encore plus mordant ; sa partie vocale n’est pas facile, il s’en tire avec les honneurs, malgré quelques incertitudes. Les rôles de Wagner et du maître de cérémonie sont assurés qualitativement par Wilhelm Schwinghammer (°1977), tout comme ceux du duc de Parme, d’un soldat et du frère de Marguerite par Joseph Dahdah (°1992). C’est le cas aussi pour Olga Bezsmertna en duchesse de Parme, dont on saluera le timbre et la netteté des aigus, ainsi que l’indiscutable présence. Les autres protagonistes sont bien en place. Les chœurs peuvent être gratifiés du même qualificatif. Quant à l’orchestre, mené par le chef allemand Cornelius Meister (°1980), il accompagne l’action avec équilibre ; les passages purement orchestraux, qui sont de toute beauté, auraient pu être mis en valeur de façon plus passionnée. 

Qu’en conclure ? Face à un spectacle original, qui verse parfois dans un saisissant univers qui ne manque pas d’une troublante séduction, on éprouve la sensation d’être quelque peu dominé par le dispositif vidéo au détriment d’une action qui est aussi philosophique, dimension qui passe ici au second plan, la primauté étant accordée au spectaculaire. La lisibilité s’en ressent. Pourquoi dès lors ne pas en profiter pour revoir la production zurichoise de 2007 et se faire un avis, en comparant les approches ? L’opéra de Busoni mérite bien cette double attention.

Note globale : 7

Jean Lacroix      

Le Doktor Faust de Busoni à Florence : une spectaculaire extravagance

Ferruccio Busoni (1866-1924) : Doktor Faust, opéra en trois tableaux, avec deux prologues et un intermezzo. Dietrich Henschel (Doktor Faust), Daniel Brenna (Méphistophélès), Wilhelm Schwinghammer (Wagner/Le maître de cérémonie), Joseph Dahdah (Le duc de Parme/Un soldat/Le frère de la fille), Olga Bezsmertna (La duchesse de Parme), etc. Chœurs et Orchestre du Mai Florentin, direction Cornelius Meister. 2023. Notice et synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 166’. Deux DVD Dynamic 37998. Aussi disponible en Blu Ray. 

Virtuose accompli, chef d’orchestre, pédagogue renommé qui exerça en Russie, aux Etats-Unis ou en Allemagne (parmi ses élèves, figurent Egon Petri, Alexandre Braïlowsky, Percy Grainger, Kurt Weill ou Edgard Varèse), auteur d’essais sur la théorie et l’esthétique musicale, Ferruccio Busoni, originaire d’Empoli près de Florence, fut aussi un compositeur prolifique, en particulier dans le domaine pianistique (on peut découvrir son art grâce au procédé Welte-Mignon) et symphonique. Son Concerto pour piano avec chœur d’hommes est une partition monumentale qui dépasse largement l’heure d’écoute.

 Busoni s’est aussi tourné vers l’opéra, à cinq reprises, le premier n’ayant jamais été représenté. Arlecchino et Turandot d’après Gozzi, créés ensemble en 1917 sous sa baguette, ont fait notamment l’objet d’une belle version couplée, chez Virgin (1993), sous la direction de Kent Nagano à Lyon. Doktor Faust, entamé dès 1916, occupera Busoni jusqu’à son dernier souffle, mais l’opéra demeurera inachevé et sera terminé par son élève, Philip Jarnach (1892-1982), avant d’être créé à Dresde par Fritz Busch le 21 mai 1925, un an après la disparition de Busoni. En 1982, le musicologue Anthony Beaumont (°1949) proposera une autre version de la séquence finale, en se basant sur des esquisses. La version Jarnach est cependant la plus fréquemment jouée. C’est celle que Dynamic propose sur le présent DVD en filmant, au Théâtre du Mai Musical florentin, la soirée du 14 février 2023. Un spectacle décapant, mis en scène par Davide Livermore (°1966), qui compte à son actif de nombreuses productions de Mozart, Bellini, Donizetti, Rossini, Verdi, Puccini et quelques autres compositeurs.

Pour son Faust, Busoni, auteur du livret, s’est inspiré non pas directement de l’œuvre de Goethe, mais est remonté aux sources des spectacles allemands de marionnettes des débuts de la Renaissance, dont le célèbre Docteur était le personnage central. La trame est bien connue. Sur celle-ci, Busoni construit une vaste fresque, tant instrumentale que vocale, où se succèdent une Sinfonia avec chœurs, deux Prologues, un Intermezzo, et trois Tableaux, une Sarabande orchestrale venant s’insérer entre les deux premiers. Le début de l’opéra, au cours duquel se noue le pacte diabolique avec Méphistophélès, se déroule dans la bibliothèque de Faust. L’Intermezzo, dominé par l’orgue, a lieu dans une cathédrale où le Docteur fait assassiner le frère de Marguerite, venu venger l’honneur de sa sœur. Les trois Tableaux ont lieu à la cour du duc de Parme, puis dans une taverne dans le Wittemberg, avant de se terminer, dans la même localité, en pleine rue, pendant l’hiver. La force dramatique de Busoni passe par de nombreuses difficultés vocales, ainsi que par le biais d’une orchestration riche et fournie, d’où émergent cinq cors, trois trompettes, trois trombones, un tuba, deux harpes, l’orgue signalé et une abondante percussion. Quant au rôle de Faust, il est écrasant ; il nécessite une présence quasi constante sur scène.

Le présent DVD Dynamic est annoncé, de façon erronée, comme une première mondiale. C’est oublier la production de 2007, dans la même version Jarnach, à l’Opéra de Zurich, sous la direction de Philippe Jordan, avec Thomas Hampson dans le rôle-titre, et Gregory Kunde en Méphisto, la mise en scène étant signée par Klaus Michal Grüber (ArtHaus). A Florence, l’image est largement utilisée ; ce n’est pas la première fois que Davide Livermore travaille avec le collectif D-Wok, il y avait eu recours dès 2021 à Pesaro pour Elisabetta, regina d’Inghilterra de Rossini. Le résultat débouche sur des effets vidéo spectaculaires et réussis, par moments très saisissants, comme la disposition de la bibliothèque dans le premier prologue, ou l’utilisation de flammes plongeant l’ambiance dans une atmosphère sulfureuse de circonstance. On découvre aussi des séquences érotiques ; elles tournent en boucle dans le premier tableau, celui de la cour de Parme, après des projections d’images bibliques (des tableaux classiques) de Salomon et la reine de Saba, de Samson et Dalila, puis de Salomé et Jean-Baptiste. L’érotisme sert à concrétiser la séduction par Faust de la duchesse, qu’il abandonnera avec son bébé mort-né. Plus tard, Hélène de Troie apparaîtra dans sa beauté intacte. 

L’œil est sollicité en permanence, certes de manière habile, mais quelque peu excessive. Le décor fait contraste ; tout au long de l’action, on se contentera d’un mobilier banal qui consiste en chaises, fauteuils et tables, et d’un fond de décor peint, avec de grands M sanglants sur les murs. Les chanteurs sont contraints à évoluer de façon limitée, à l’avant-scène. Les costumes sont situés entre les deux derniers siècles. 

D’aucuns considéreront qu’il y a dans ce spectacle un côté hétéroclite, voire décousu, sinon kitsch. Ils n’auront pas tort, leur avis étant renforcé par l’apparition d’un faune /satyre qui jaillit du piano sur lequel Faust joue devant le duc et la duchesse. Ce personnage fantasmatique, dérangeant, répugnant et repoussant, va être présent pendant un (trop) long moment, inspirant du rejet et du dégoût au spectateur (c’est sans doute l’effet recherché) ; c’est lui qui accomplira l’acte sexuel avec la duchesse. Il n’hésitera pas non plus à oser envers Faust un geste équivoque, qui n’apporte rien à l’action et dont on se serait bien passé. On a droit aussi, de façon récurrente, à des masques, utilisés à foison par divers protagonistes ; ils représentent tous le visage de Busoni. La signification n’en est pas claire. Dès lors, on oscille entre la fascination pour le spectacle virtuel, original et recherché, et la circonspection quant à la réflexion qui y a mené. On laissera au spectateur la surprise de la découverte du final, qui ne manque pas d’imagination.      

Le plateau vocal peut bénéficier d’une cote globale honorable, même si le Faust de Dietrich Henschel (°1967), qui était déjà présent dans l’album discographique gravé à Lyon pour Erato sous la direction de Kent Nagano (1998), éprouve quelques difficultés dans les aigus et dans la variation des nuances. Mais il occupe l’avant-scène de façon convaincante, typant son personnage avec solidité. À ses côtés, Daniel Brenna (°1970) campe un Méphisto tout aussi présent, que l’on aurait souhaité encore plus mordant ; sa partie vocale n’est pas facile, il s’en tire avec les honneurs, malgré quelques incertitudes. Les rôles de Wagner et du maître de cérémonie sont assurés qualitativement par Wilhelm Schwinghammer (°1977), tout comme ceux du duc de Parme, d’un soldat et du frère de Marguerite par Joseph Dahdah (°1992). C’est le cas aussi pour Olga Bezsmertna en duchesse de Parme, dont on saluera le timbre et la netteté des aigus, ainsi que l’indiscutable présence. Les autres protagonistes sont bien en place. Les chœurs peuvent être gratifiés du même qualificatif. Quant à l’orchestre, mené par le chef allemand Cornelius Meister (°1980), il accompagne l’action avec équilibre ; les passages purement orchestraux, qui sont de toute beauté, auraient pu être mis en valeur de façon plus passionnée. 

Qu’en conclure ? Face à un spectacle original, qui verse parfois dans un saisissant univers qui ne manque pas d’une troublante séduction, on éprouve la sensation d’être quelque peu dominé par le dispositif vidéo au détriment d’une action qui est aussi philosophique, dimension qui passe ici au second plan, la primauté étant accordée au spectaculaire. La lisibilité s’en ressent. Pourquoi dès lors ne pas en profiter pour revoir la production zurichoise de 2007 et se faire un avis, en comparant les approches ? L’opéra de Busoni mérite bien cette double attention.

Note globale : 7

Jean Lacroix      

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