Le fascinant Polifemo de Giovanni Battista Bononcini

par

Giovanni Battista Bononcini (1670-1747) : Polifemo. Joao Fernandes (Polifemo), Bruno De Sà (Acis), Roberta Invernizzi (Galatée), Helena Rasker (Glaucus), Roberta Mameli (Scylla), Liliya Gaysina (Circé), Maria Ladurner (Vénus) ; Ensemble 1700, direction Dorothee Oberlinger. 2019. Notice en anglais et en allemand. Textes du livret en italien avec traduction anglaise et allemande. 96.00. Un coffret de deux CD Deutsche Harmonia Mundi DHM 19439743802.

C’est sur un sujet mythologique, dont Attilio Ariosti (1666-1729) a rédigé le livret d’après deux épisodes extraits des Métamorphoses d’Ovide, que Bononcini crée en 1702 son Polifemo à la résidence de la Cour de la Reine Sophie de Prusse, plus précisément au château de Lietzenburg (aujourd’hui Charlottenburg). Depuis cinq ans, Bononcini, originaire de Modène, a quitté l’Italie en raison de la disparition de son protecteur romain et a abouti à la Cour de Prusse, après un passage par la Vienne de l’Empereur Léopold Ier. L’oeuvre qu’il propose à la noblesse pour l’été est jouée par un orchestre dont font partie le compositeur, excellent violoncelliste, et le librettiste, sans doute au violon.

L’action évoque des situations croisées entre les amours d’Acis et Galatée, qui provoquent la fureur du monstrueux cyclope Polifemo qui convoite la néréide, et celles de Glaucus et Scyllla. Cette dernière rend jalouse Circé qui tente de l’empoisonner. Vénus finira par mettre de l’ordre dans ces péripéties. La partition qui en découle est pleine de vie, d’inventivité et de chaudes couleurs. Elle se déroule en un acte assorti d’une vingtaine d’airs, en alternance avec des récitatifs, et un chœur final de courte durée. La musique, quoique brillante, n’est pas spectaculaire, elle évite les excès et les éclats, car le sujet n’est pas traité comme un drame ; il fait plutôt place à l’expressivité et à la poésie, entre contrariétés amoureuses, atmosphères sentimentales, moments de douceurs et de cajoleries, dans un registre léger qui fait aussi appel à l’ironie. Sur le plan instrumental, on se régale avec les hautbois et le basson virtuoses tout autant qu’avec les interventions obstinées du violoncelle et des savoureux violons, le tout baignant dans une vibrante unité d’écriture dont l’art savant sait se faire oublier. 

On se régale tout autant avec la partie vocale. Le rôle-titre plutôt bref de Polifemo est dévolu au baryton portugais Joao Fernandes, qui sait en souligner la dimension caricaturale. Les couples d’amants sont bien complémentaires. L’Allemande Helena Rasker campe Glaucus avec son alto au timbre lumineux, tandis que la nymphe Scylla permet à la soprano italienne Roberta Mameli de s’adonner à des accents de caractère languissant. Son air Che più bramar potro est un petit bijou. Dans le rôle de la jalouse Circé, une autre soprano, la Russe Liliya Gaysina, aux aigus un peu acides, assure cependant une liberté de ligne, comme elle le démontre dans l’air Pensiero de vendetta. L’autre couple réunit la Galatée de la soprano milanaise Roberta Invernizzi, finement musicale avec un brin de coquetterie, et le Brésilien Bruno De Sà dans le rôle d’Acis. Ce jeune contreténor qui s’est déjà fait remarquer avec brio dans Bach, Haendel, Mozart ou Rossini, est l’élément majeur de la réussite de Polifemo. Sa voix est d’une confondante clarté, il évolue avec une élégance naturelle et une sensibilité de chaque instant. Lorsqu’il se lance dans l’air Partir vorrei, l’émotion qu’il suscite avec son aigu immaculé est proche de la grâce. On ne peut s’empêcher de revenir encore et encore à ce somptueux moment après audition complète de l’œuvre. Quant à la soprano autrichienne Maria Ladurner qui incarne Vénus et vient dénouer l’intrigue amoureuse, son rôle est aussi court que celui de Polifemo ; elle le remplit avec aisance.

Conduits par Dorothee Oberlinger avec un sens de la nuance et de la mise en valeur vocale très respectueux, les instruments d’époque de l’Ensemble 1700 tissent un univers délicat, nourri d’interventions subtiles qui correspondent à l’esprit de cette partition destinée à faire passer à la Cour de Prusse un moment de plaisir raffiné. On regrettera quand même de ne pas pouvoir bénéficier d’une traduction française des textes du livret. La prise de son, réalisée en juin 2019 au Musikfestspiele Sanssouci de Potsdam, n’est pas idéale. Des inégalités de niveau apparaissent sur le plan instrumental et vocal, notamment pour certains aigus, mais il s’agit d’un live dont la densité musicale et l’intérêt sont tels qu’ils font passer au second plan les petites scories sonores.

Note globale : 9

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.