Le miracle d’Ariodante à l’Opéra de Paris
Les miracles se produisent où on ne les attend pas. L’un survint sur la scène du Théâtre de Poissy, en version concert, le 16 janvier 1997, sous la direction de Marc Minkowski avec Ann Sofie von Otter, dans le rôle-titre (enregistré par le label Archiv). L’autre eut lieu ce soir du 20 avril 2023, au Palais Garnier, à l’occasion d’une première « sans » mise en scène (Robert Carsen) ou, plus exactement, « avec » une mise en scène toute d’instinct et de sensibilité.
Le préavis de grève ayant été annoncé à 17 heures, musiciens et interprètes ne disposent que de quelques heures pour relever le défi. Mieux qu’une réussite : un moment de grâce.
Devant un immense rideau vert, sur le proscenium, les épisodes heureux et désespérés vont ainsi se succéder au fil de la soirée en une rare proximité dramatique et musicale.
Le caractère d’improvisation (très relative) dégage d’emblée quelque chose de vivifiant où le public est partie prenante. D’imperceptibles hésitations donnent du « jeu » aux articulations gestuelles et musicales contribuant à une inhabituelle sensation de liberté.
Le chef Harry Bicket, admirable connaisseur du compositeur, à la tête de l’ English Concert, permet à chacun de trouver tranquillement ses marques. Il dose, avec autant de prudence que de discernement, les enchantements de la partition. Même les Chœurs, un peu intimidés, participent de l’écoute mutuelle.
Si les effectifs de l’orchestre (en nombre et en pupitres) restent en deçà de ceux qu’exige Haendel, le tissus orchestral tout en transparence, à fleur d’émotion, enveloppe, avec autant de tact que de volupté, chaque « conversation en musique ».
Ainsi de l’aria de Polinesso « Spero per voi, si, si, » (I, 9) ou encore de l’échange violon et soprano (Dalinda) « Il primo ardor » (I, 11).
Avec les Sinfonia et les Ballets, l’éloquence atteint des sommets. Ballet des Nymphes, Bergers et Bergères (I) ponctué de Musettes où le babillage des flûtes s’émancipe des nuées de cordes. Le mouvement bondissant, jamais sec, enveloppe la joie des amants qui -comme le livret l’indique dans les didascalies - se « donnent la main ». Union ravissante d’un paysage sonore idyllique et du couple Ariodante, héros « Ninja » d’une beauté androgyne (Emily d’Angelo) et Ginevra fille de roi à la grâce ingénue (Olga Kulchynska).
La référence pastorale -dans la droite ligne du grand opéra lulliste- se métamorphose ensuite. A l’acte II, dans la Sinfonia du « Clair de lune », l’agitation est à son comble : déplorations, traits nerveux en saccades, monstres infernaux, éclairs, combats entre Songes agréables et funestes se succèdent... provenant directement des « Enfers » d’Alceste, Thésée, Proserpine et autres tragédies lyriques de Lully. La Sinfonia de l’errance sylvestre -au début de l’acte III- en surpasse le charme s’il est possible. Jusqu’au Rondeau final qui unit tous les protagonistes en une danse générale.
La qualité poétique de ces épisodes ressort ici avec éclat. On comprend que leur influence dépasse les seuls ballets destinés à la danseuse et chorégraphe française Marie Sallé (élève de Michel Blondy, neveu de Pierre Beauchamp et successeur de Michel Pécour, fondateurs avec Lully de notre danse dite « classique »). Maurice Ravel, parmi beaucoup d’autres, s’en souviendra avec le « Lever du jour » de Daphnis et Chloé.
Impossible de détacher les airs de la texture orchestrale. Ainsi, de l’Aria « Scherza infida » portée par le legato soyeux d’Emily d’Angelo. Cette page de presque 12 minutes, scandée par le basson, offre un exemple sidérant de versatilité émotionnelle. La voix frémit, se meurt, se révolte. Formée à l’excellente école de chant canadienne, la mezzo s’attache à approfondir les infinies facettes du personnage (jusqu’à l’évolution même du costume passant du noir guerrier, bottes compensées au sobre veston). Enfin, porté par des accents tour à tour corsés ou lumineux, l’air « Doppo notte » s’enivre de vocalises : osmose parfaite entre états d’âme, geste et musique.
A l’opposé, Polinesso (Christophe Dumaux) -veste mauve, cheveux décolorés, jeans et baskets scintillantes- exploite à fond la fourberie du personnage. Sa désinvolture apparente s’appuie sur un chant extrêmement soigné aux sonorités franches. Des graves aux aigus soutenus, il propose une version de « méchant » cohérente à sa manière (la tessiture originale est attribuée à un mezzo -Ewa Podles dans la version Minkowski).
La suivante Dalinda (Tamara Banjesevic) douée d’une émission aussi acérée que vigoureuse, parvient à exprimer une remarquable évolution psychologique en dépit d’une élocution parfois confuse. Perchée sur des escarpins lorsqu’elle est au comble du bonheur, pieds nus dans la trahison, elle ne retrouvera dignité, talons et vocalises qu’une fois pardonnée, au dernier acte. Jeu de scène parmi d’autres qui témoigne d’une appropriation des codes baroques.
Qu’il suffise ailleurs de citer la fin de l’Acte II dominé par la folie de Ginevra (Olga Kulchynska). Moulée dans un fourreau de soie rose lacé jusqu’à la taille, elle évoque le masque tragique d’une Jacky Kennedy. D’un chant aussi sculptural que ses épaules et ses bras, pieds nus également, elle porte à l’incandescence dénuement et désespoir grâce un timbre fruité, une ligne de chant pure, dépouillée jusqu’à l’indicible.
Son père (Matthew Brook), d’une présence impressionnante, dresse un portrait noble, jovial et humain du roi d’Ecosse. Agile (quelles vocalises !), nuancé, magistral sur toute sa tessiture.
Le ténor Enrico Casari prête son timbre solaire à Lurciano, frère irascible du héros, tandis qu’Eric Ferring ( Odoardo, favori du roi) se montre d’une dignité irréprochable.
L’humour reste omniprésent. Ainsi du duel entre l’affreux Polinesso et le vengeur Lurciano faisant jaillir de leurs poches des couverts de camping en guise d’épées.
Vérité du bel canto, intuition baroque, personne ne s’y est trompé. Le public transporté acclame debout les interprètes.
Les « Mercis » lancés des balcons s’adressent-ils aux machinistes grévistes ? On serait tenté de le croire.
Peut-être le privilège d’avoir côtoyé Haendel dans sa splendeur première, son humanité et sa vérité nue, sera-t-il partagé grâce à une captation audiovisuelle spécifique ? Il faut l’espérer.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Salle Garnier, le 20 avril 2023.
Crédits photographiques : Agathe-Poupeney-OnP
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