Le mystère Sokolov s’épaissit...

par

Franz SCHUBERT
(1797 - 1828)
Impromptus, D. 899 - Trois Klavierstücke, D. 946
Ludwig van BEETHOVEN
(1770 - 1827)
Sonate N° 29 'Hammerklavier', Op. 106
Jean-Philippe RAMEAU
(1683 - 1764)
Les Tendres Plaintes, Les Tourbillons, Les Cyclopes, La Fillette, Les Sauvages
Johannes BRAHMS
(1833 -1897)
Intermezzo, Op. 107 n° 2
Grigory SOKOLOV (piano)
2016 -DDD - 2 CD : 65’06 et 73’20-Texte de présentation en anglais, allemand et français - Deutsche Grammophon 479 5426

Après avoir pris le train en marche de l’accès récent de cet artiste -estimé depuis longtemps par les connaisseurs et édité à l’époque soviétique chez Melodiya, puis dans les années 1990 par la courageuse et défunte firme française Opus 111- au statut de superstar du piano en publiant l’an dernier un premier récital de Sokolov enregistré en 2008 au Festival de Salzbourg, la firme berlinoise récidive par cette nouvelle parution comportant ce qu’on imagine être deux demi-concerts objets chacun d’un cd, le premier reprenant un programme Schubert enregistré à la Philharmonie nationale de Varsovie en mai 2013 par la firme CD Accord, et le second à nouveau au Festival de Salzbourg en août 2013 par la Radio autrichienne ORF.
Le premier disque, entièrement consacré à Schubert, s’ouvre par les quatre Impromptus D. 899. Alors que le livret -scandaleusement dithyrambique- annonce que « quiconque s’abandonne sans réserve à l’interprétation que donne Sokolov de Schubert éprouvera le sentiment désagréable que sa propre existence est en danger » (rien que ça), ce n’est pas le tempo très retenu du Premier Impromptu en do mineur qui dérange, mais l’impression de se trouver en face d’un virtuose aux moyens techniques exceptionnels mais dont l’approche marmoréenne ne fait aucune place à la tendresse schubertienne. La fin est cependant très réussie avec une atmosphère glacée qui renvoie au Voyage d’hiver. Quant au Deuxième Impromptu, il est juste lourd et manquant de tendresse et de ce sentiment doux-amer si propre au compositeur (et dans un tempo vraiment très lent: à titre de comparaison, Gulda -dans une version éblouissante qu’on peut trouver sur Youtube- le joue en 4’07 pour 5’46 pour la présente version). Les choses s’améliorent nettement dans le Troisième Impromptu, mené d’une main de fer et avec une conviction qui impressionne. Hélas, le Quatrième est trop souvent marqué par une incompréhensible brutalité, alors que le son claustrophobique et un piano casserolesque n’arrangent rien. On en vient vraiment à se demander si l’interprète aime ce qu’il joue.
Sokolov -qui rétablit le passage Andantino supprimé par Schubert dans le premier des Trois Klavierstücke D. 946- réussit à transformer ce morceau en un véritable pensum. Dès le début, l’impression est qu’il souhaite clairement indiquer à l’auditeur: Attention, grande musique! Mais il est tout aussi capable d’offrir quelques moments enchanteurs, comme ces exquises vingt secondes à partir de 11’20''.
Le deuxième Klavierstück, bien que marqué Allegretto, manque généralement d’allant, même si là aussi Sokolov est capable de surprendre en adoptant à certains moments un ton de confidence très prenant, voire hypnotique. Rien à redire en revanche du troisième morceau de la série, offert dans une version très convaincante.
Sokolov s’attaque en suite à la mythique sonate Hammerklavier de Beethoven, véritable Everest du répertoire pianistique, et il en signe la version sans doute la plus lente de la discographie avec près de 53 minutes. Certes, le tempo demandé par Beethoven pour le premier mouvement est très rapide, mais Sokolov choisit de le réduire presque de moitié. Bien sûr, le chronomètre ne saurait être la seule jauge de l’interprétation (même si on comparera les 13’44 de l’Allegro initial avec les 8’54 de Kempff dans sa gravure de 1951 chez le même éditeur), mais dans l’Allegro initial comme dans l’Adagio, terriblement lent lui aussi (21’28!), on s’ennuie, et le rubato permanent de l’interprète et ses aspirations -sans doute sincères- à la profondeur ne convainquent pas. Mais la grande Fugue finale est admirablement claire et lucide, et la tension -si peu présente et comme arbitrairement imposée de l’extérieur dans l’Allegro et l’Adagio-s’installe ici avec une progression, une logique et une puissance inexorables, au point que la fin de l’oeuvre laisse l’auditeur KO debout.
Quant aux bis (dont on sait que Sokolov n’est pas avare), ils sont tout simplement fabuleux, à commencer par les pièces de Rameau. Les Tendres Plaintes sont jouées avec une douce mélancolie alors qu’on admire la finesse sonore et les trilles magiques du pianiste. On relèvera aussi le sens du mystère et la construction impeccable des Cyclopes, où Sokolov fait entendre de superbes staccatos, ou encore les aigus sculptés de La Joliette. Quant à l’Intermezzo Op. 117 n° 2 de Brahms, l’interprète en fait une magnifique étude en nuances p et pp, baignant dans une infinie douceur.
Patrice Lieberman

Son 6/7- Livret 5 - Répertoire 10 - Interprétation 6 (Schubert), 7 (Beethoven), 10 (Rameau, Brahms)

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