Un James Levine bouleversant écrit l'Histoire

par

0126_JOKERRichard WAGNER
(1813-1883)

Lohengrin : Prélude
Ludwig van BEETHOVEN
(1770-1827)

Concerto pour piano n° 4 op. 58-Rondo a capriccioso op. 129
Franz SCHUBERT
(1797-1828)

Symphonie n° 9 D. 944
Evgeny KISSIN (piano), The MET Orchestra, dir.: James LEVINE
2013-DDD-Live-52'09 et 54'13-Textes de présentation en anglais-DG 028948105533 (2 CD)
Après deux ans d'absence par suite d'un accident qui l'a laissé partiellement paralysé, James Levine retrouvait son public, audiblement très ému, le 13 mai 2013 à Carnegie Hall, à la tête de « son » orchestre du Met. Un prélude de Lohengrin presque diaphane en entrée met tout de suite très haute la barre de l'émotion, surtout lorsqu'il ralentit à l'extrême le tempo dans les toutes dernières mesures qui s'éteignent dans un silence quasi absolu. Plusieurs secondes s'égrènent avant que l'audience, enfin, libère un enthousiasme d'ores et déjà frénétique. Le pur classicisme de l'opus 58 de Beethoven est finement ciselé tant par un chef d'une sobriété absolue et inspiré comme jamais que par un Kissin brillant et scrupuleux, égal à lui-même, c'est-à-dire chez qui il faut chercher l'émotion à fleur de peau sous une couche légère mais coriace de maniérisme. Mais peu importe. On se surprend ici à attendre patiemment la fin des interventions du soliste pour écouter, preque avec dévotion, l'orchestre où, décidément, il se passe « quelque chose » de peu commun. D'ailleurs, la délicatesse impalpable du premier mouvement, les accents plus sombres que de coutume, aux portes de la tragédie, du second, l'exubérance libératrice du dernier ne sont pas de routine, loin s'en faut. Le bis du Russe, le Rondo a capriccioso de Beethoven est, dans un tel contexte, impeccable mais presque incongru par sa légèreté, un peu hors de mise ici. Après la pause, la « grande » symphonie de Schubert nous ramène dans l'ambiance rare du début du concert. Très sobre, le chef va à l'essentiel, directement au coeur de l'émotion, de la fragilité et du drame schubertien. Le discours est sérieux, parfois austère, prend ici des accents douloureux mais toujours retenus, là se fait d'une noirceur inaccoutumée. L'andante con moto, pris très rapidement, diffuse instanténment une inquiétude, une angoisse douloureuses que je perçois comme l'expression d'un désarroi face à l'éphémère, une angoisse qui atteint son point culminant dans la partie centrale, aux portes de la catastrophe et de l'horreur. Dans le même temps, la magnifique direction d'orchestre apparaît comme l'expression ultime d'une grande noblesse, l'image de la lutte fière d'une âme cultivée pour la sauvegarde de l'Art, de notre patrimoine, cet Art qui donne un sens à l'existence humaine. Le scherzo n'amène aucune détente: d'une densité inouïe, il s'intègre en parfaite cohérence avec les deux premiers volets. Le sourire d'autres versions fait place ici à une urgence bouleversante, ce qui n'empêche pas le chef de dessiner des phrasés d'une beauté et d'un lyrisme rarement entendus. Ce climat furtwänglérien, l'aspect démiurge en moins, trouve son apothéose dans un finale loin de tout clinquant, mais immense et noble, volontaire et douloureux, porté par la foi qui emporte tout, un geste qui semble intemporel, indémodable, d'emblée gravé dans le marbre de l'Histoire. Un testament? Pour le moins une lecture profondément humaine, philosophique oserais-je même dire. Un concert, en tout cas, dont on ne sort pas intact et qui nous sensibilise un peu plus encore sur le devoir de sauvegarde de notre culture, si précieuse et si vulnérable, ultime – seul ? - rempart contre la barbarie omniprésente et aux multiples visages d'un monde de plus en plus à la dérive. Le public ne s'y trompe d'ailleurs pas car l'ovation véritablement délirante qu'il offre à son héros à la fin du concert est un remerciement et un hommage qui dépasse de loin la simple reconnaissance. Historique, cette soirée ? Oui, sans nul doute.
Bernard Postiau
Son 9  - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation: 10

 

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