Le Quatuor Mandelring freine l’émotion chez Ravel et de La Tombelle
Maurice Ravel (1875-1937) : Quatuor à cordes en fa majeur. Fernand de La Tombelle (1854-1928) : Quatuor à cordes en mi majeur op. 36. Mandelring Quartett. 2018. Notice en allemand et en anglais. 57.13. Audite 97.709.
Le Mandelring Quartett, fondé en 1983 et récompensé à de multiples reprises pour ses enregistrements de musique de chambre de Brahms, Schubert, Schumann, Janáček, Mendelssohn ou Chostakovitch, certains constituant des intégrales, se compose de Sebastian Schmidt et Nanette Schmidt aux violons, Andreas Willwohl à l’alto et Bernhard Schmidt au violoncelle. Il propose pour la première fois un album de deux partitions du répertoire français.
Le Quatuor de Ravel, que ce dernier dédie à son maître Gabriel Fauré et dont la première représentation publique a lieu en mars 1904, a fait l’objet d’une abondante discographie qui pourrait occuper toute la place de la présente chronique. Il suffirait de remonter jusqu’à des pionniers comme le Quatuor Calvet (1928) et de parcourir le fil du temps, en passant par le Quatuor de Budapest (1958), le Quatuor Talich (1983), le Quatuor Borodine (1989), le Quatuor Orlando (1992) ou, au XXIe siècle, le Quatuor Ebène (2008, qui a nos préférences), le Quatuor Modigliani (2012) ou le Quatuor Hermès (2016). C’est dire si la concurrence est sévère et que pour être conseillée à l’achat, il faut que l’interprétation soit de tout premier rayon. Est-ce le cas pour le Quatuor Mandelring ? Pas tout à fait car, comme à leur habitude, ces instrumentistes de valeur s’attachent à une perfection plastique et à une vision que nous qualifierons d’esthétique, avec une autorité certaine et une cohésion bien en place, mais avec un revers de la médaille dans le domaine de l’émotion qui ne paraît pas toujours vouloir se donner libre cours. A cet égard, leur intégrale Chostakovitch soufflait le chaud et le froid. Chez Ravel, si l’Allegro moderato. Très doux est bien développé, dans un contexte de raffinement et de subtilité, le deuxième mouvement Assez vif. Très rythmé nous entraîne dans l’univers d’humour ludique du compositeur, bien rendu notamment par l’utilisation du pizzicato. Mais le splendide Très lent semble se déliter peu à peu dans un excès de rêverie qui conduit vers une impasse, le Vif et agité final n’arrivant pas à retrouver la saveur ironique ni une certaine sensualité que d’autres formations dépeignent avec un réalisme plus net. Nous sommes donc face à une demi-réussite.
Ce CD possède néanmoins un atout non négligeable, celui de présenter en deuxième partie de programme le rare Quatuor op. 36 d’un oublié de la musique. Né à Paris, (Antoine Louis Joseph Gueyrand) Fernand (Fouant) de La Tombelle est le fils d’un baron et d’une mère qui a été l’élève de Thalberg et de Liszt et lui donne ses premières leçons. Nanti de talents précoces, il se lance dans la musique tout en étudiant aussi la science, le droit et la littérature (il sera poète à ses heures, mais aussi peintre, sculpteur et photographe). A dix-huit ans, il prend des cours particuliers auprès d’Alexandre Guilmant pour le piano, l’orgue et l’harmonie. Dans le même temps, il entre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, dans la classe de Théodore Dubois auprès duquel il se perfectionne dans le contrepoint, la fugue et la composition. Il va aussi bénéficier des conseils de Camille Saint-Saëns. En 1896, il participe à la fondation de la Schola Cantorum où il va enseigner l’harmonie jusqu’en 1904. Parmi ses élèves, on relève les noms de Déodat de Séverac ou de Blanche Selva. La Tombelle donne des concerts très appréciés car il commente lui-même les œuvres qu’il interprète. On le retrouve de temps à autre à la tribune de l’orgue de la Trinité ou de la Madeleine. Mais il se retire bientôt sur ses terres de Dordogne, au Château de Fayrac où il décédera, non sans avoir animé la vie musicale locale, notamment à Sarlat. Auteur de très nombreux opus, La Tombelle laisse des partitions de musique orchestrale et de chambre, des oratorios, des cantates, des mélodies, des pièces pour voix et pour orgue. Il fait toutefois partie des négligés de la musique. Le dynamique label Bru Zane lui a récemment consacré un « portrait » en trois CD (un éventail de musique symphonique, de chambre et pour voix), dont Bénédicte Palaux-Simonnet a rendu compte dans ces colonnes le 29 février 2020. L’un ou l’autre CD, dont des mélodies chez AP, et le présent Quatuor à cordes par le Quatuor Satie en 2018, sous étiquette Ligia, a remis quelques pages en lumière.
Cette élégante partition en quatre mouvements a été créée en 1896. Pétri de musique romantique, particulièrement allemande, et admirateur de Beethoven, Mendelssohn et Schumann, La Tombelle s’inscrit dans un contexte classique formel au sein duquel l’expressivité et les harmonies de couleurs (le peintre n’est pas loin) sont très présentes. La large structure du premier mouvement s’ouvre par un Largo introspectif qui se poursuit par un Allegro chaleureux aux rythmes pleins d’effusions. Après un Allegretto assai scherzando contrasté et entraînant, un Adagio con molto espressione apporte son poids de densité à un discours traversé par une émotion qui ressemble à un chant de tristesse (est-ce l’évocation du père brutalement disparu l’année précédente ?). L’’Allegro con brio qui conclut cette œuvre à la flamme romantique est habité par une claire vitalité. L’année après la première, La Tombelle se verra attribuer un prix de l’Académie des Beaux-Arts de Paris, récompensant la qualité supérieure de sa musique de chambre.
Comme dans Ravel, le Quatuor Mandelring nous laisse un peu sur notre faim. Une fois encore, la technique est au rendez-vous, la mise en place est impeccable, mais l’engagement émotionnel qu’exige cette musique pleine de vibrations n’est pas tout à fait au rendez-vous. Une sonorité globale chaude et une cohésion stylistique ne peuvent compenser un manque d’intensité fiévreuse. Le plaisir est ici, encore une fois et en premier lieu, esthétique. Même si le Quatuor Satie, déjà mentionné, en donnait une lecture juvénilement engagée, la version de référence de ce Quatuor de la Tombelle est encore à paraître. Cet album, enregistré à Cologne, dans la Deutschlandfunk Kammermusiksaal en octobre 2018, est annoncé comme le premier volet de deux volumes consacrés par les instrumentistes au répertoire français. On est curieux de découvrir le choix des œuvres qui sera fait à cette occasion.
Son : 8,5 Livret : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 7,5
Jean Lacroix