Le quatuor MP4 et Jean-Luc Fafchamps : un sympathik Piknik à Flagey
Cela se passe à midi, un verre et un sandwich inclus dans le prix (serré) du ticket : les Piknik Concerts se concentrent le plus souvent sur les albums releases de piano, de musique de chambre ou de jazz – aujourd’hui, Carnets de Voyage, de Jean-Luc Fafchamps, enregistré à Flagey et présenté par le l’ensemble MP4 car, « pour avoir joué mes quatuors un peu partout, c’est eux qui les connaissent le mieux ».
Quatrième mouvement des Désordres de Herr Zoebius, créé en 2003 par le Quatuor Danel -il s’empare de la première pièce pour cet effectif écrite par le compositeur, qui la peaufine pendant plus de 10 ans-, Chant magnétique clôt un quatuor en recherche de limite, une recherche à l’autodérision infiltrée de modestie, comme en témoignent des titres à la façon d’Edgar-Pierre Jacobs, une limite où le complexe deviendrait désordre à nos oreilles : une mélodie microtonale faussement ethnique (slave ? balkanique ? mais non…), à l’équilibre précaire et d’une beauté plombante.
Au court et mélancolique Nuages gris de Franz Lizst arrangé pour quatuor à cordes succède, car il s’en souvient, même de fort loin, Nuages vus du ciel, morceau de 2009 pour trio à cordes et clavier (ici, Fafchamps est au piano), qui déploie une caressante pluie de perles, égrenées avec une irrégularité irréelle sur un plancher de chêne à peine ciré : le piano, préparé, est aérien, les cordes chuchotent, les corps des instruments percutent -et déjà, c’est fini.
Dédié à Claire Bourdet, Margaret Hermant, Pierre Heneaux et Merryl Havard, les âmes et les mains du quatuor MP4 -qui crée aujourd’hui cette partition de 2021-, Autoportrait en expirs (physionomie du souffle), au ton parfois dramatique, raconte la vie à travers notre respiration, qui la rythme le long d’une voie en constant renouvellement : chaque minute, nous inspirons et expirons 12 à 18 fois, en fonction de l’effort, l’âge, la constitution physique (les femmes et les enfants un peu plus rapidement que les hommes), gonflant des poumons chargés d’échanger l’air avec le sang sur une surface de 100 m2 : l’aller-retour de l’archet est ici ce mouvement vital de va-et-vient, personnel autant qu’universel -et l’exercice m’évoque par moment l’univers de John Adams, un temps perturbé par le bref ronflement d’un spectateur proche, victime de sa dépression postprandiale.
Lettre Soufie : Kh(à’) (Esquif) est la 15e pièce sur 28 (comme le nombre de lettres de l’alphabet arabe) du projet monumental débuté il y a plus de 20 ans avec l’Ensemble Musiques Nouvelles à l’occasion du Festival Présences et nommé d’après les tableaux symboliques de la mystique Soufie. Jean-Luc Fafchamps, en quête de ces épiphanies qui magnifient la vie du grand romantique, y teste ce que « la mémoire, faite pour retenir autant qu’oublier, constamment court-circuitée par l’émotion, est capable de gérer : on retient les choses qui nous marquent et dont on croit qu’elles vont servir » et c’est en intégrant ces fonctionnements cognitifs dans le processus créatif que le compositeur travaille : des sensations, qui reviennent dans des circonstances différentes, comme dans un vortex où tout est dans tout, des passages où rien ne semble se passer, la patience qui construit la surprise, la révélation. Composée en 2012 (21 sont écrites à ce jour), Kh(à’), à l’instar des précédentes Z1 (Za’), Z3 (Dhàl), S2 (Thà’) et des suivantes ‘Ain et M(ìm), fait intervenir l’informatique musicale, ici aux mains de Gilles Doneux, du Centre Henri Pousseur et spatialisée sur une demi-douzaine de haut-parleurs répartis autour du public : tout au long de la pièce, l’électronique se révèle douloureusement inamicale, contrant méchamment l’intimité acoustique des cordes de nappes sonores circonvolutives et turbulentes, à la manière de la tempête qui s’acharne sur l’esquif -même si le quatuor gagne à la fin (comme un psy entraîné à l’entretien motivationnel, il se nourrit des bruits qui l’assaillent pour affiner ses propres sons) et arrive à bon port. Piquant et attachant.
Bruxelles, Flagey, le 1er avril 2022
Bernard Vincken
Quatuor MP4 © Danny Willems