Le trop rare Nerone de Boito filmé à Cagliari
Arrigo Boito (1842-1918) : Nerone, tragédie en quatre actes. Mikheil Sheshaberidze (Nerone), Franco Vassallo (Simon Mago), Roberto Frontali (Fanuel), Valentina Boi (Asteria), Deniz Uzun (Rubria), Dongho Kim (Tigellino), Vassily Solodkyv (Gobrias), etc. ; Chœurs et Orchestre du Théâtre lyrique de Cagliari, direction Francesco Cilluffo. 2024. Notice et synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 154 minutes. DVD Dynamic 38047. Disponible en Blu Ray.
Les productions et les enregistrements de Nerone sont si rares qu’ils méritent un développement. D’autant plus que cet opéra a occupé, avec le plus applaudi Mefistofele, tout l’espace de la carrière musicale de son compositeur, que l’on peut faire tenir dans ces deux seules œuvres lyriques. Né à Padoue, Arrigo Boito accomplit ses études au Conservatoire de Milan avant de voyager, notamment à Paris, à Berlin et en Pologne, dont sa mère est originaire, et d’approfondir sa connaissance des musiques française et allemande. Son premier opéra, Mefistofele, qui en traduit les influences, est créé à la Scala de Milan le 5 mars 1868, sous la direction du compositeur, qui a utilisé pour le livret une grande partie du Faust de Goethe. C’est un échec absolu (deux jours à l’affiche !), le public ne se retrouvant pas dans cette vaste fresque, qui a des dimensions apocalyptiques peu italiennes. Boito va retravailler sa partition à plusieurs reprises, à l’occasion de représentations à Bologne, Venise, Hambourg, Londres ou New York, la version définitive étant reprise, toujours à la Scala, en mai 1881. Bruxelles l’accueillera deux ans plus tard. Depuis lors, elle est jouée un peu partout, à intervalles réguliers ; pour mémoire, Jean-Louis Grinda avait mis en scène un grandiose Mefistofele à l’Opéra Royal de Wallonie, en 2007, à la fin de son mandat. Mais Boito, à peine trentenaire, a un autre projet en tête, celui d’un Nerone, qui va l’occuper pendant des décennies, jusqu’à la fin de sa vie, sans qu’il puisse y mettre la dernière main.
Persuadé que l’opéra de son pays doit se renouveler, Boito fait partie de l’avant-garde italienne, ce qui va entraîner une brouille temporaire avec Verdi, avant réconciliation. Traducteur de qualité (notamment du Freischütz de Weber, de Rienzi et de Tristan et Isolde de Wagner), auteur talentueux de romans et de poésie, il est sollicité pour la rédaction des livrets d’Otello et de Falstaff, mais aussi pour La Gioconda de Ponchielli et de quelques autres compositeurs. Il rédige aussi pour lui-même, mais insatisfait, peu confiant dans son propre talent, il remet sans cesse la main à l’ouvrage musical, alors que le livret est publié depuis le début du XXe siècle. Lorsqu’il disparaît en 1918, seuls les trois premiers actes sont orchestrés, mais pas le quatrième (un cinquième était prévu).
Arturo Toscanini prend l’initiative de faire compléter cet Acte IV par Antonio Smareglia (1854-1929), un proche de Boito, mais il lui retire le travail, sous un prétexte nébuleux. Vincenzo Tommasini (1878-1950) prend alors le relais. La création a lieu à la Scala le 1er mai 1924, avec succès. Toscanini a pris le soin de s’entourer de voix de qualité : Aureliano Pertile, Marcel Journet, Rosa Raisa, Ezio Pinza… Il dirigera encore Nerone en 1928, puis en 1948 (extraits avec Cesare Siepi et Giulietta Simionato chez Gramofono en 2002), mais, après lui, c’est la désaffection, en dehors de rares représentations : à Naples en 1957, direction Capuana, ou à Turin en 1975, direction Gavazzeni, deux soirées publiques reprises sur disques. Il faudra attendre 1983 pour que les Chœurs et l’Orchestre de la Radio hongroise enregistrent Nerone en studio, avec une distribution locale, sous la direction d’Eve Queler. Sous label Hungaroton, c’est encore la version de référence discographique.
Cette mise en situation était indispensable pour préciser que chaque gravure de Nerone devient un événement, vu sa rareté. La version de Cagliari qui nous occupe n’est toutefois pas une première en vidéo. La production de Bregenz de juillet 2021 a fait en effet l’objet d’un DVD chez C Major, avec l’Orchestre Symphonique de Vienne, dirigé par le chef allemand Dirk Kaftan (°1971), qui sert bien la musique. Mais la mise en scène d’Olivier Tambosi, dans un contexte art déco situé à l’époque de la création en 1924, est plutôt trash ; le rôle principal est confié au ténor mexicain Rafael Rojas, qui se distingue, le reste de la distribution étant de bon niveau. Mais une autre approche est la bienvenue, d’autant plus que l’opéra, s’il est complexe, chargé et parfois quelque peu ampoulé, mérite de l’attention.
Sans entrer dans les multiples détails de l’intrigue, celle-ci se déroule autour de plusieurs axes : Néron, tyran cruel et sanguinaire, en proie au remords après l’assassinat de sa mère Agrippine, mais aussi berné par Asteria, éprise de lui, dans une scène d’illusion mise en place par un sorcier, Simon Mago, qui intrigue et prétend pouvoir voler, vantardise qui l’enverra à la mort ; les débuts de la chrétienté, dont Fanuel est le chef, en proie aux persécutions ; une vierge vestale, Rubria, qui se partage entre le culte de sa déesse et le dieu chrétien, et est amoureuse de Fanuel ; et, bien sûr, l’incendie de Rome pour couronner le tout. Lire le synopsis (en italien ou en anglais) avant vision peut se révéler utile, afin de pouvoir profiter d’un récit face auquel on peut vite perdre pied, d’autres personnages intervenant pour pimenter l’action. À défaut, on peut se contenter des sous-titres en français.
Il faut bien reconnaître que l’œuvre est irrégulière. Musicalement foisonnante, avec des motifs récurrents, et des airs, duos et ensembles à l’inspiration inégale, qui ne restent pas dans l’oreille, elle est indigeste. La mise en scène de Fabio Ceresa, si elle n’évite pas des longueurs, arrive toutefois à rendre le tout presque cohérent, aidée par des décors qui sont en situation avec les événements de la Rome antique. Les costumes le sont aussi, même si l’on se demande pourquoi Nerone revêt un uniforme militaire qui ressemble à ceux que l’on portait au XIXe siècle, et même si l’un ou l’autre anachronisme (des lunettes de motocycliste, un jeu de ballon…) étonne. Le récit se déroule en plusieurs lieux, avec des lumières auxquelles l’image ne rend pas toujours justice : l’Acte I, sur la Via Appia, l’Acte II, avec ses rites assortis de miroirs pour tenter de duper Nerone, dans le temple de Simon Lago, le III dans un verger pour la réunion des chrétiens et le IV au Cirque, avec incendie à la clef, avant le final dans des souterrains. Pas facile de concilier tout cela, mais globalement, cela fonctionne, malgré une direction d’acteurs sans grande inventivité.
On apprécie un plateau vocal qui répond aux (lourdes) attentes. Le ténor géorgien Mikheil Sheshaberidze, qui s’est déjà fait applaudir dans Verdi, Bizet, Puccini ou Leoncavallo, campe Nerone avec force, aigus bien lancés. Le Milanais Franco Vassallo, grand baryton verdien, a la noirceur et la perfidie que réclame le personnage de Simon Mago ; il est remarquable de présence et de fourberie. Dans le rôle du chef chrétien Fanuel, le baryton romain Roberto Frontali affiche, à 66 ans, une belle santé vocale, toute en dignité. L’épisode de la récitation des Béatitudes, à l’Acte III, et la mort de Rubria, en fin de spectacle, avec l’évocation de la mer de Galilée, lui offrent des moments de forte émotion. Les deux figures féminines, Asteria (la soprano Valentina Boi) et Rubria (la mezzo turco-allemande Deniz Uzun, au timbre délicat), sont impeccables en termes de qualité sonore. Les autres rôles sont bien distribués, assurant au spectacle une vraie qualité de chant. Les chœurs du Théâtre Lyrique de Cagliari complètent l’expressivité que la baguette de Francesco Cilluffo insuffle à la formation orchestrale du même lieu, s’attardant à souligner avec efficacité les aspects d’une partition piégeuse.
Que conclure ? Cette deuxième version filmée convient mieux à la théâtralité antique de Nerone que celle de Bregenz, à laquelle on la préférera. Mais cette œuvre lyrique, dont Boito a cherché pendant si longtemps la finalité sans y parvenir, n’est-elle pas un exemple concret de la quadrature du cercle ?
Note globale : 7,5
Jean Lacroix