Brahms et Schubert par Alexandre Kantorow : limpidité et profondeur 

par

Johannes Brahms (1833-1896) : Sonate pour piano n° 1 en do majeur op. 1. Franz Schubert (1797-1828) : Lieder transcrits par Franz Liszt : Der Wanderer D. 489, Der Müller und der Bach D.795/19, Frühlingsglaube D. 686, Die Stadt D. 957/11, Am Meer D. 957/12 ; Fantaisie en do majeur ‘Wanderer Fantasie’ D. 760. Alexandre Kantorow, piano. 2023. Notice en anglais, en allemand et en français. 72’ 44’’. BIS-2660.

Pour le label BIS, Alexandre Kantorow (°1997) avait déjà gravé, de Brahms, la Sonate n° 2 op. 2 (Joker absolu, notre article du 28 septembre 2020), puis la Sonate n° 3 op. 5, deux ans plus tard. Accueillies avec un enthousiasme unanime par la critique musicale internationale, ces deux partitions du jeune Brahms attendaient leur complément, la Sonate n° 1 op. 1, terminée en avril 1853. Elle a été éditée avant la deuxième, qui lui est antérieure de six mois, ce qui explique son numéro de catalogue. Les trois sonates sont désormais disponibles, en versions séparées, Kantorow ayant opté à chaque fois pour d’autres compléments de programme. Schubert et des transcriptions de cinq de ses Lieder par Liszt sont les élus pour parachever la présente affiche, avec pour résultat, un nouvel album de haut niveau, dont les qualités sont superlatives.

Ce qui frappe chez Kantorow, dès l’introduction de la Sonate n° 1 de Brahms, c’est cette capacité innée d’assurer un large espace de respiration, qui va occuper les quatre mouvements de l’œuvre, mais aussi celle de nimber de teintes quasi orchestrales une partition qui témoigne de la maîtrise de la forme chez le jeune Brahms, de l’avancée de ses contenus thématiques et de son ambition juvénile. Aidé par un jeu dont la concentration se manifeste dès l’Allegro, dynamique puis tendre, avec ses réminiscences beethoveniennes et schubertiennes, avant de s’épancher dans l’Andante et son évocation par Brahms d’un Minnelied dont le compositeur précise les mots sous les notes (« le lever furtif de la lune »), Kantorow anime le Scherzo de façon limpide et naturelle, proche d’un chant clair, profond et investi. Le final, au sein duquel le lyrisme se nourrit de langueurs et d’échos de légendes, s’achève par une coda dense, épanouie et puissante. Du grand art pianistique, qui confirme, si c’était encore nécessaire, les affinités du virtuose français avec ce Brahms de jeunesse, déjà original, déjà poétique, déjà pleinement romantique. 

Avant la Wanderer-Fantasie, Kantorow propose cinq Lieder transcrits par Liszt, un choix fait parmi la grosse cinquantaine de pages d’après Schubert, laissées par le Hongrois entre 1836 et 1846. Le contenu poétique qui s’en dégage est en totale connivence avec l’univers schubertien, qu’il s’agisse de la nostalgie du Wanderer, de la confidence d’une âme meurtrie à un ruisseau (Der Müller und der Bach), de la glorification du printemps (Frühlingsglaube), ou de deux extraits du Schwanengesang, les poèmes de Heinrich Heine Die Stadt et Am Meer, aux accents fantastiques transformés, selon la juste formule de la notice de Jean-Pascal Vachon, en véritables scènes d’horreur gothique. Kantorow cisèle chaque pièce avec un art consommé de la narration, offrant à chacune d’elles son imagerie et son irrésistible aura.   

Le programme s’achève par une transcendante Wanderer-Fantasie, (avec un thème emprunté au lied Der Wanderer joué plus avant), dont la virtuosité redoutable est placée, grâce aux doigts de Kantorow, sous le signe de la facilité technique, d’une beauté aérienne qui s’accouple aux rythmes et d’une densité émotionnelle. Le pianiste est aussi inspiré que le compositeur pour faire jaillir l’expressivité qui prend, elle aussi, des teintes orchestrales (Liszt ne s’y trompera pas dans sa transcription avec orchestre de 1851). Kantorow est à la fois précis et brillant, soucieux d’ampleur dans l’unité, mais aussi d’insuffler un lyrisme dramatique qui subjugue. 

Ce magnifique et précieux album, qui ne fait que confirmer ce que nous savions déjà, à savoir que Kantorow est l’un des tout grands virtuoses de notre temps, est, comme tous ceux dont il nous a gratifiés, à marquer d’une pierre blanche. La superbe prise de son, qui souligne la spacieuse limpidité du jeu pianistique, ajoute au bonheur de l’audition. 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

Chronique réalisée sur la base de l’édition SACD

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