Le violoncelle, solo mais pas seul

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Sur Mars (Mons arts de la scène), pendant la semaine consacrée au violoncelle (troisième édition), l’installation sonore du plasticien Michel Lorand (1961-), que l’on connaît plus pour ses images, leur rapport au temps, utilise la chapelle d’Arsonic, aux murs blanc immaculé, aux bancs de bois cuivré, à l’éclairage étincelant et indirect, pour immerger dans ce qui a déstabilisé, en même temps que prémuni de la dérive, Giacinto Scelsi (1905-1988) : alors interné, le compositeur italien pousse son obsession du son au point de rejouer inlassablement une seule note ; sans en voir la source, assis ou déambulant dans la pièce à un moment où l’on peut y être seul, tourne autour de moi Quatro pezzi su una nota sola, enregistré deux ans plus tôt par Musiques Nouvelles (et des étudiants du Conservatoire de Mons), dans un dispositif circulaire où tourne le micro comme l’aiguille de l’horloge, où le son, le temps et le volume fusionnent -et où l’on s’étonne de ne pas avoir le tournis, d’être simplement pris, comme on peut l’être devant le Bosendörfer de Charlemagne Palestine.

L’événement balaie de son violoncelle les époques et les esthétiques et je viens goûter, ce soir, à son versant expérimental, un programme bâti en droite ligne des Art Zoyd Studios (pas loin, mais de l’autre côté de la frontière), avec lesquels Musiques Nouvelles partage un penchant commun pour la recherche sonore et le floutage des limites -les Expériences de vol assemblaient des pièces de compositeurs aux univers aussi éparpillés que ceux de François-Bernard Mache ou Jérôme Combier, Fausto Romitelli ou Horatio Radulescu, Phill Niblock ou David Shea, Daniel Denis ou Gérard Hourbette (ces deux-là, leaders de formations bien connues dans le milieu du rock in opposition).

Depuis la formation du groupe (Art Zoyd), en 1969, qui mélangeait rock progressif, free jazz et avant-garde électronique, le travail des Studios s’est orienté vers l’art visuel en lien avec la musique (la commande, par le chorégraphe Roland Petit en 1983, de la musique du ballet Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, est un déclencheur), l’apport de l’électronique à l’instrument et l’exploration des nouvelles lutheries. D’ailleurs les violoncelles sur scène ce soir, s’ils ont des points communs, suivent les tendances de styles variés (il n’est pas là, mais celui de Thierry Zaboitzeff, un ex-Art Zoyd, lui aussi en vaut la peine) : Eugénie Defraigne (elle joue aussi avec le Trio O3) s’assied derrière un instrument effilé, blanc, sans caisse de résonance et qui porte une voix, augmentée par son interaction avec l’ordinateur, l’un transformant le son de l’autre et vice-versa, dans un dialogue aléatoire qui fait du curieux Chilli and Bonbon, du compositeur Brice Catherin (1981-) une improvisation dont chaque exécution est une autre version de la pièce -à la manière du Hal de Kubrick, on sent dans les vibrations de l’air la présence étrange de circuits imprimés, connectés dans cet indéterminisme paradoxal qu’est le hasard calculé par l’informatique.

Kasper Toeplitz (1960-), d’origine polonaise, utilise l’électronique en temps réel pour densifier, additionner les sons (un peu à la manière d’un orchestre symphonique, l’effectif en moins), à partir de son cello bass et de son pédalier (lumineux) d’effets -outre l’électronique, la technologie de construction des instruments, et des haut-parleurs, a permis ces dernières années des avancées saillantes dans les sons graves, qu’il s’agisse de tuba, saxophone, clarinette, contrebasse ou violoncelle : Masse sature peu à peu l’espace, s’étire comme un slime roidi, insinuant une tension tangible, inconfortable à son acmé, avant de se réduire, en parallèle à la dislocation progressive de l’agglomérat sonore. Son violoncelle est acoustique et c’est elle qui est branchée, par l’intermédiaire de capteurs (aux bras, aux mains…) qui la transforment en thérémine humain : Sigrid Vandenbogaerde, très à l’aise avec l’informatique tant qu’il s’agit « d’envoyer des mails », use de ses gestes pour transmettre des sons à Todor Todoroff (1963-), compositeur d’Horizons assis au clavier (de l’ordinateur ; il est aussi ingénieur civil en télécommunications), jouant d’une interdépendance sonore spatialisée pour créer une gracieuse image féérique d’elfes électriques dansant dans l’herbe mouillée.

Fidèle à ses convictions, Jean-Paul Dessy s’empare des nouvelles technologies pour se (nous) rapprocher, au travers de chants d’animaux patiemment récoltés sur le terrain par des curieux et passionnés du microphone, de la nature : dans Rest Forest, une nouvelle pièce qui a la majesté intimidante de ce qui nous dépasse, il joint avec gravité son violoncelle aux émanations vocales (vivantes et à peine transformées) de loups, chacals, lynx, ragondins, rats musqués, rhinocéros, cerfs, faons ou singes. Indice d’une ouverture qui mélange les genres, le concert se termine par un bœuf qu’offrent les musiciens, réunis autour d’un instrument aux capacités augmentées, que sur Mars met à l’honneur pendant toute la semaine.

Mons, Arsonic, le 21 février 2024

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Todor Todoroff © Sergine Laloux

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