Florent Caron Darras : « la musique est un lieu »
Titré Traversées, le concert de l’ensemble United Instruments Of Lucilin se consacre pour moitié au compositeur français né à Niigata Shi (Japon), Florent Caron Darras (1986-), un portrait en compagnie de trois autres œuvres, une initiative appréciable, vu la qualité de son écriture -que je découvre-, qui donne naissance aux trois pièces, dont une création, inscrites au programme.
Dans la catégorie invités, Nout, de Gérard Grisey (1946-1998), pièce pour saxophone solo (à l’origine pour clarinette contrebasse), fait partie d’un diptyque où le compositeur belfortain, qui dédie la partition à son collègue Claude Vivier, assassiné, s’adresse à la fois à Anubis, le dieu de l'embaumement, à la tête de chacal noir et à Nout, au corps féminin, bleu et étoilé, déesse de la voûte céleste et de la nuit, qui protège les momies : c’est un passage, celui de la vie vers la mort, au long duquel l’instrument nous fait descendre en lui-même, pour mieux en échapper. Avec ses courtes vagues montantes, couplées à des velléités explosives, Subsonically Yours (pour ensemble) se présente aux tympans comme un assemblage hétéroclite et interrogateur : les histoires que racontent Mirela Ivičević (1980-), compositrice et performeuse croate habitant à Vienne (elle étudie auprès de Georges Aperghis, Georg Friedrich Haas ou Louis Andriessen) ne s’appréhendent pas facilement à la première rencontre ; il faut, quand on le peut, revenir sur son discours, jouant avec la perception et volontiers activiste -tant sur la partition, qu’en politique ou en matière de diffusion des musiques (ultra-)modernes. Beau comme un complot, ourdi comme une manigance, Vagabonde Blu est une pièce pour accordéon seul où le corps (Frin Wolter) épouse l’instrument : main gauche d’abord, le torse penché pour mouvoir le soufflet, main droite ensuite qui passe par-dessus vers l’épaule opposée pour le resserrer, à partir d’une approche physique de l’instrument, Salvatore Sciarrino (1947-), l’autodidacte à la double référence musicale (Karlheinz Stockhausen pour l’avant-garde et Franco Evangelisti pour la musique électronique), ne précise pas le geste sur la partition, datant de 1998, et laisse à l’interprète le soin de trouver la meilleure contorsion.
La première des trois œuvres de Florent Caron Darras, Traversée, pour violon, violoncelle et accordéon, m’a pris par surprise : son souffle organique (pourtant inducteur d’une texture d’inspiration électronique), par lequel on s’envole, m’a rappelé (étrangement, car les différences sont aussi nombreuses que les points de partage) l’univers de la violoncelliste islandaise Hildur Guðnadóttir (notamment lors de ses collaborations avec Hauschka -le pianiste allemand Volker Bertelmann) : la répétition fluctue sans cesse, se perd, comme retorse, laissant de longues traînées dans son sillage. Ecart, pour saxophone, piano et percussion, nouvelle pièce du compositeur en résidence à la Cité Musicale de Metz, martèle un motif simple, à des intervalles de temps tous (légèrement, parfois 500 millisecondes -un défi pour les musiciens de Lucilin) différents, suivant une notation précise détaillée jusqu’à un certain point, celui à partir duquel le compositeur fait confiance à l’interprète (la partition ne peut pas tout dire). Caron Darras se réfère volontiers au concept, utilisé notamment en neurosciences, de « simplexité », cette façon, pour les êtres vivants, de rendre lisibles les choses complexes afin que le cerveau puisse préparer l’action en tenant compte de ses conséquences projetées : « ça a l’air compliqué, mais il y a une idée derrière, alors ça aide ». L’idée de départ d’Ecart s’énonce en quelques mots (un puzzle aux pièces dans le désordre, les intervalles dans les chants des oiseaux) et convoque une complexité que le compositeur (et l’ensemble) semble(nt) résoudre d’une façon à la fois compréhensible et paradoxale : c’est comme injecter, avec rigueur, une imperfection répétée mais non systématique -j’aime cette « forme qui fait tout pour se saboter ». Tout aussi convaincant est Territoires, pour lequel l’auteur récolte des sons animaux dans plusieurs environnements naturels, s’interroge sur les points communs entre les espèces, analyse ses enregistrements à l’aide d’outils développés à l’Ircam et constate que l’inégalité des silences dans les chants et les cris est ce qui les réunit le mieux : ce dernier morceau utilise lui aussi cette réalité sonore mais fait intervenir plus d’instruments, et de polyphonie, et, à un moment, suspend le temps.
Luxembourg, Philharmonie, le 20 février 2024
Bernard Vincken
Crédits photographiques : Alfonso Salgueiro