L’envoûtante musique chorale de Žibuoklé Martinaityté
Žibuoklé Martinaityté (°1973) : Aletheia ; Chant des voyelles ; Ululations ; The Blue of Distance. Chœur de la Radio lettonne, direction Sigvard Kļava. 2023. Notice en anglais. 59’ 39’’. Ondine ODE 1447-2.
La compositrice lituanienne Žibuoklé Martinaityté a étudié la composition à Vilnius, la capitale de son pays natal ; l’un de ses professeurs principaux fut Bronius Kutavičius (1932-2021), un ardent nationaliste, créateur indépendant qui se tint à distance des tendances de la musique soviétique, ainsi qu’on peut le constater dans deux albums que le label Ondine lui a consacrés. Le même éditeur s’attarde à son élève féminine, qui partage sa vie entre la Lituanie et les États-Unis depuis plus d’une décennie et a connu, dans sa jeunesse, les dernières années où la liberté de parole n’était pas encore admise. Martinaityté a très vite compris, comme l’explique le compositeur et critique musical new-yorkais Frank J. Oteri dans la notice, que la musique était le medium qui lui convenait pour une expression sans censure. Après deux albums consacrés à sa musique orchestrale, Saudade et Ex Tenebris Lux en 2021/22, Ondine propose ici d’éloquents témoignages de sa musique chorale non accompagnée, dont la portée, à la fois corporelle et psychologique, se nourrit d’abstraction et d’une forte expressivité émotionnelle. Les quatre partitions de ce programme aux côtés exaltants ne laissent pas l’auditeur tout à fait intact. Leur découverte est en effet une aventure sonore déroutante et fascinante à la fois pour laquelle la notice d’Oteri nous sert de guide.
En février 2022, l’Ukraine était envahie par les troupes russes. La tragédie a affecté profondément la compositrice. J’ai imaginé, a-t-elle déclaré, que dans des situations de destruction, en pleine guerre, le seul instrument qui restait au peuple pour continuer à vivre était la voix. Dans Aletheia, qui se présente comme une longue et douloureuse lamentation, les voix sont les symboles de la totalité d’une existence, de la naissance au dernier souffle. Martinaityté a trouvé ce terme grec, qui peut signifier « révélation », dans un ouvrage de l’Américain Lewis Hyde (°1945) dont les travaux portent sur la nature de l’imagination, dans le cas présent l’oubli, au sein d’un contexte de communication non-verbale. Pour illustrer cette notion ontologique qu’avait déjà développée Martin Heidegger, des combinaisons de voyelles et de consonnes emportent le chœur dans un envoûtant agglomérat de sensations et d’émotions diffuses très prenantes.
Ululations (2023) est basée sur une onomatopée, escortée par de rapides mouvements de langue qui évoquent le chagrin ou la joie, individuelle ou collective, depuis les temps les plus anciens. On retrouve l’essence du terme dans plusieurs idiomes, jusque dans l’Hallelujah de la prière biblique, mais aussi dans le cri des rapaces, ce qui rejoint des images de paysages imaginaires nocturnes évoqués par la créatrice. Ici, comme elle le précise elle-même, les voix féminines évoluent les premières en formations variées, avant que, de manière inversée, les voix masculines ne prennent le relais. L’atmosphère est planante et induit chez l’auditeur une sensation de beauté surréaliste.
Quelques années auparavant, en 2018, Maitinaityté composait une incantation intitulée Chant des voyelles. Son inspiration s’y nourrit de la vision de la sculpture monumentale du même titre de l’artiste franco-américain Jacques Lipchitz (1891-1973), né en Lituanie. La compositrice explique qu’il ne s’agit pas, dans la transmission par les voix, d’un simple exercice intellectuel, mais de souligner la relation entre les mots et les pensées. Pour elle, qui utilise deux langues, la sienne et l’anglais, il peut exister une ambigüité dans leur portée, transmettrice de communication. Ici aussi, le lien avec les premiers sons émis par les enfants après la naissance est en filigrane. La corrélation émotionnelle entre les deux arts, sculpture et musique, trouve ici un bel accomplissement.
Le programme se termine par The Blue of Distance, première partition composée en 2010 pour voix, sans support d’un texte préexistant. Elle a été inspirée par la lecture d’un ouvrage de l’écrivaine américaine Rebecca Solnit (°1961) portant ce titre, dans lequel est développée la thèse selon laquelle des objets vus de loin sont perçus en bleu comme étant « la couleur de la distance elle-même ». Martinaityté a imaginé la relation phonique d’un son, proche et lointain, pour la traduire en un univers où des parties de mots sont basées sur des voyelles et des syllabes, créant des sensations irréelles.
L’audition de cet album troublant et captivant, empreint d’un lyrisme et d’une émotion qui se renouvellent sans cesse, est une expérience sensorielle qui creuse dans l’âme des sillons de gravité et de douceur, de douleur et d’intemporalité. On en sort, persuadé d’avoir participé, avec l’admirable Chœur de la Radio lettonne, dirigé par Sigvards Kļava (°1962), son chef depuis plus de trente ans, à un voyage esthétique aux frontières de la réalité. Au bout de celle-ci, il y a la Beauté, entretenue ici avec une touchante vérité.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix