Les accents romantiques tardifs d’Ernst von Dohnányi et de Leó Weiner ?  Bien séduisants ! 

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Ernst von Dohnányi (1877-1960) : Tante Simona, ouverture, op. 20. Suite en fa dièse mineur, op. 19. American Rhapsody, op. 47. Leó Weiner (1885-1960) : Sérénade en fa mineur pour petit orchestre, op. 3. Orchestre symphonique ORF de la Radio de Vienne, direction Roberto Paternostro. 2019-2020. Notice en allemand et en anglais. 74.40. Capriccio C5380.

Le présent CD est déjà le cinquième d’une série vouée au pianiste, compositeur, chef d’orchestre et professeur Ernst von Dohnányi, que l’on peut considérer comme l’un des derniers représentants d’un romantisme résolument expressif qu’il a cultivé jusqu’au-delà de la première moitié du XXe siècle. Après les deux concertos pour piano, des pièces pour le clavier et deux disques de pages orchestrales, dont l’opulente Symphonie n° 1 de 1900-01 déjà confiée aux mêmes interprètes viennois, voici un programme d’œuvres qui datent d’époques éloignées de près de quarante ans dans la production du musicien.

Pour la biographie d’Ernst von Dohnányi (transposition allemande du nom Ernö Dohnányi de ce Hongrois né à Bratislava), nous renvoyons le lecteur au texte que nous avons consacré le 22 février 2020 à un CD Hyperion où le Quatuor Takacs proposait le Quatuor n° 2 et les deux Quintettes, avec Marc-André Hamelin au piano. Remarquables pages, dont la qualité permet de rappeler que ce nostalgique d’un passé musical révolu a déjà été bien servi sur le plan discographique par d’autres labels comme Chandos, Naxos, ASV ou Brilliant. Rappelons néanmoins brièvement qu’après avoir étudié à Budapest, puis à Berlin avec Eugen d’Albert, le jeune Ernst se produit très vite en concert, enseigne et devient chef d’orchestre. Il occupe des postes importants, notamment à la tête de la Radio hongroise. La Seconde Guerre mondiale est tragique pour lui : ses deux fils sont tués, l’un au combat, l’autre exécuté après l’échec de la tentative d’assassinat contre Hitler en 1944. Ernst von Dohnányi se réfugie alors en Autriche, est accablé après le conflit par de troublantes accusations de compromission avec les nazis dont il sort blanchi, et se décide à émigrer aux Etats-Unis en 1948. Il y enseignera à l’Université de Floride pendant une dizaine d’années, et décédera à New-York. Ce virtuose du piano, pédagogue réputé (il compte Georg Solti ou Geza Anda parmi ses élèves), a laissé une œuvre abondante pour orchestre, pour la scène, de la musique de chambre et vocale et de nombreuses pièces pour piano. Sa partition la plus connue est sans doute les Variations sur une chanson enfantine pour piano et orchestre, op. 25, qui date de 1913. Le chef d’orchestre Christoph von Dohnányi est son petit-fils.

Le programme s’ouvre par une charmante et pétillante ouverture d’un peu moins de cinq minutes, celle de l’opéra bouffe en un acte Tante Simona de 1911-12 ; l’esprit y règne en maître, les airs sont colorés, comme des clins d’œil pleins de verve. Le compositeur y démontre sa science de la dimension orchestrale. De l’époque légèrement antérieure date la Suite en fa dièse mineur op.19 (1908-09) en quatre mouvements qui se souviennent de Johannes Brahms, en particulier dans l’Andante initial, suivi de six variations. L’astucieuse alternance des vents et des cordes se déploie brillamment en des séquences tour à tour animées ou ciselées avec art, avant un Scherzo dans la lignée de Mendelssohn, une délicate Romanza qui contient un joli solo de hautbois, et un Rondo résolument optimiste. Rien de révolutionnaire sans doute, la partition d’un peu plus d’une demi-heure a des accents tournés vers le passé, mais son charme est indéniable. On fait un grand bond en avant de plus de quatre décennies pour découvrir l’ultime page orchestrale de von Dohnányi, l’American Rhapsody de 1953, destinée à célébrer le 150e anniversaire de l’Ohio State University, l’œuvre commandée devant contenir des airs de mélodies populaires. Au-delà de l’hommage rendu, notamment à travers un air à succès venant du Kentucky, l’ancienne chanson On top of Old Smokey, remise au goût du jour peu auparavant par le pionnier de la musique folk Pete Seeger (1919-2014), le compositeur semble avoir aussi voulu se souvenir de ce Danube qui avait bercé sa jeunesse, des accents que l’on peut qualifier de dramatiques traversant une partition dont l’élan ne manque ni de noblesse ni de grandeur, avec une orchestration haute en couleurs et en contrastes séduisants.

L’éditeur aurait pu puiser dans le vaste répertoire de von Dohnányi pour compléter l’affiche de ce disque bien agréable à écouter. C’est cependant la Sérénade op. 3 de Leó Weiner qui clôture le programme. Hongrois lui aussi, né à Budapest, Weiner a étudié dans sa ville natale avant de se perfectionner à Vienne, à Paris et à Berlin. Ce pédagogue de premier ordre, qui a laissé des traités théoriques de référence, a eu parmi ses élèves Antal Dorati, Ferenc Fricsay, Georg Solti, mais aussi Györgi Kurtag ou les pianistes Annie Fischer et Andor Foldes. Imprégné de culture classique, il s’inscrit, comme von Dohnányi, dans une ligne résolument romantique, ce qui explique sans doute le rapprochement au disque. Le catalogue de Weiner est riche dans plusieurs domaines ; le label Naxos a notamment publié un remarquable poème symphonique de 1952, Toldi, qui dépasse l’heure d’écoute et relate de façon épique et grandiose les exploits d’un guerrier du XIVe siècle. Ici, c’est une œuvre de jeunesse de 1906 (Weiner avait vingt ans) qui est proposée. On y retrouve l’influence des romantiques allemands et autrichiens, mais aussi des rythmes hongrois, traités en quatre mouvements : un Allegretto dansant, un Scherzo plein d’esprit, suivi d’un mouvement ouvert par un langoureux solo de clarinette avec trois variations menées par le basson, le hautbois, puis la flûte, avant de revenir à la clarinette, le tout s’achevant par un emballement de danses dans un Allegro molto de belle tenue. Cette Sérénade n’a rien à envier aux pages de von Dohnányi de la même époque. 

L’Orchestre ORF de la Radio de Vienne se révèle plein de motivation pour ces pages méconnues qui méritent le détour. A sa tête, Roberto Paternostro (°1957), né dans la capitale autrichienne, a été assistant de Karajan à Berlin de 1978 à 1984, a étudié avec Hans Swarowski à Vienne, et à Hambourg avec Christoph von Dohnányi. Ce dernier, remarquable interprète de Brahms ou de Dvořák, a-t-il transmis à Paternostro le flambeau de l’interprétation des partitions de son aïeul ? En tout cas, ce chef, qui a dirigé de multiples opéras sur les scènes internationales, est attentif à toutes les nuances de ces pages dont le romantisme tardif arrive aisément à nous séduire. Les enregistrements ont eu lieu à la RadioKulturhaus de Vienne en juin 2019 pour la Suite et l’American Rhapsody, et en juin 2020 pour Tante Simona et la Suite de Leó Weiner, avec le même engagement et la même qualité sonore.

Son : 10  Notice : 9  Répertoire : 8,5  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

 

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