Les concertos romantiques de Carl Reinecke et Emil von Sauer

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Carl Reinecke (1824-1910) : Concerto pour piano et orchestre n° 3 en do majeur op. 144 ; Konzertstück en sol mineur op. 33. Emil von Sauer (1862-1942) : Concerto pour piano et orchestre n° 2 en do mineur op. 254. Simon Callaghan, piano ; Orchestre symphonique de Saint-Gall, direction Modestas Pitrénas. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. 82’ 28’’. Hyperion CDA68429.

Ce 87e album de la collection The Romantic Piano Concerto vient compléter l’intégrale des quatre concertos pour piano de Carl Reinecke, les trois autres ayant été gravés par les mêmes interprètes pour le n° 85. Nous les avons présentés le 26 mars 2023 ; nous y renvoyons le lecteur pour des détails biographiques plus développés. Rappelons que l’Allemand Reinecke, né à Altona, un arrondissement de Hambourg, a été une personnalité considérable de son temps : il a été pendant trente-cinq ans (1860-95) le chef de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, avec lequel il a notamment créé, le 18 février 1869, la version intégrale du Requiem allemand de Brahms. Pédagogue réputé et recherché, il a compté parmi ses élèves Grieg, Albéniz, Stanford, Sinding, Sullivan, Weingartner, Max Bruch et quelques autres. Il a été aussi le premier à enregistrer sur rouleaux, entre 1904 et 1907. Il a laissé un catalogue considérable en musique orchestrale et en musique de chambre, ainsi que plusieurs opéras et contes de fées musicaux. 

Les concertos pour piano de Reinecke s’inscrivent dans la grande tradition romantique. Pour les numéros 1, 2 et 4, nous avions souligné leurs qualités mélodiques, l’équilibre de la virtuosité (avant Leipzig, le compositeur avait brillé au clavier à la cour danoise du roi Christian VIII), l’habileté de l’orchestration et la capacité d’alterner le lyrisme et l’allégresse. Ces caractéristiques se retrouvent, magnifiées, dans le Concerto n° 3, achevé en 1877, et considéré, selon la notice de Jeremy Nicholas, comme le nouveau concerto pour piano le plus important de son temps. Le vaste Allegro initial est laissé au piano seul, choix peu courant que l’on retrouve chez Beethoven (le 4e) ou chez Saint-Saëns (le 2e), qui installe un intense climat lyrique se développant avec une présence pianistique quasi constante. Reinecke a proposé deux conclusions pour ce mouvement : une paisible, et une en fortissimo. Simon Callaghan a opté ici pour la première (on peut découvrir l’autre sur le site internet du label).  

Le magnifique Largo propose un moment à la fois majestueux et intense sur le plan émotionnel, le piano se révélant délicat et introspectif. Un joyeux Allegro vivace e grazioso, où l’on peut discerner diverses atmosphères de Schumann et de Brahms, vient clôturer une partition brillante. Ce concerto, le plus inspiré des quatre de Reinecke, ferait belle figure sur les affiches de programmateurs sensibles au renouvellement du répertoire. Il est complété ici par un Konzertstück en trois mouvements attachés de 1857, dont la virtuosité, qui n’est pas sans rappeler Chopin, combine expressivité et passion.

Le pianiste anglais Simon Callaghan (°1983), qui a déjà signé d’autres pages méconnues pour cette collection d’Hyperion (Roger Coke, Joseph Rheinberger, Bernhard Scholz), confirme sa vision, qui allie brio, raffinement et lyrisme, déjà constatée dans les trois autres concertos. Cette intégrale n’est concurrencée que par celle de Klaus Hellwig, avec la Norwestdeutsche Philharmonie dirigée par Alun Francis (CPO, 1994). Cette dernière offrait l’avantage d’un album en deux CD ; la présente version de Callaghan, étalée sur deux disques, vient toutefois s’installer comme première proposition, la formation de Suisse orientale et son chef lui offrant une complicité de bon aloi.  

Autre virtuose allemand romantique, lui aussi originaire de Hambourg, Emile von Sauer, anobli en 1917 pour ses qualités musicales, a été l’élève d’Anton Rubinstein à Moscou, puis de Franz Liszt à Weimar. Il a laissé une gravure historique des deux concertos pour piano de ce dernier, sous la direction de Felix Weingartner (Dutton, 2004). Remarquable virtuose, Sauer se produisit dans toute l’Europe, ainsi qu’aux Etats-Unis, où il a été acclamé au détour des deux siècles. Il fut aussi professeur au Conservatoire de Vienne. On lui doit une édition complète des œuvres de Brahms et un catalogue pianistique, dont deux concertos, deux sonates et des études. Le présent album vient s’ajouter à la gravure du Concerto n° 1 par Stephen Hough, avec Lawrence Foster à la tête du City of Birmingham SO en 1995, couplé avec le superbe Concerto n° 4 de Xaver Scharwenka (n° 11 de la collection Hyperion). Une trentaine d’années ont donc été nécessaires pour ajouter cette page romantique marquée par l’élégance, même si, entretemps, Oleg Marshev l’a proposée avec le Symphonique d’Aarhus, sous la baguette de James Loughran (Danacord, 2004). 

Le Concerto n° 2 de Sauer, qui date de 1901, a été créé au Kroll Oper de Berlin par le compositeur, sous la direction de Richard Strauss, dont Aus Italien figurait au même programme. Cette splendide partition, en quatre mouvements qui s’enchaînent, séduit par ses aspects mélancoliques (avec interventions d’un cor anglais) tout autant que par sa virtuosité maîtrisée, le tout orchestré avec finesse. Elle est dédiée à la mère de Sauer, qui avait initié son fils au piano. On y trouve des accords puissants, comme ceux du Concerto n° 4 (1864) de son maître Anton Rubinstein, des alternances de fantaisie, de musique traditionnelle (des inflexions écossaises, semble-t-il) et de traits qui ne sont pas sans rappeler les leçons prises auprès de Liszt. L’auteur de la notice y voit de récurrentes évocations de l’enfance (d’où la dédicace). L’Andante est une page superbe, d’une chaleureuse poésie. Sauer sait comment toucher la corde sensible de l’auditeur. Simon Callaghan se révèle tout à fait en situation, sans pathos ni exagération romantique, mais avec un réel souci de l’équilibre entre nuances mesurées et jeu brillant. Le partenariat avec l’orchestre suisse de Saint-Gall que mène le Lituanien Modestas Pitrénas (°1974) est tout à fait de circonstance. 

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix        

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