Les Réminiscences chorales et orchestrales de Veljo Tormis
Veljo Tormis (1930-2017) : The Tower Bell in My Village, pour chœur, récitant, deux sopranos et cloche ; Worry Breaks the Spirit, pour chœur et orchestre ; Melancholy Songs, pour mezzo-soprano et orchestre ; Reminiscentiae, pour orchestre ; Hamlet’s Song, pour chœur et orchestre ; Herding Calls - Childhood Memories, pour chœur, soprano et orchestre. Veiko Tubin, récitant ; Annika Löhmus, Triin Sakermaa et Maria Valdmaa, sopranos ; Iris Oja, mezzo-soprano ; Indrek Vau, trompette ; Madis Metsamart, percussion ; Linda Vood, flûte ; Chœur de chambre philharmonique d’Estonie ; Orchestre de chambre de Tallinn, direction Tõnu Kaljuste. 2020. Notice en anglais et en allemand. Textes chantés en estonien reproduits, avec traduction anglaise. 77’ 10’’. ECM Records 2793.
Né dans une famille où le père est chef de chœur, organiste et pédagogue, l’Estonien Veljo Tormis étudie à Tallinn, mais doit interrompre sa formation en raison de la guerre et de soucis de santé. Après le conflit, il se forme au Conservatoire de Moscou, de 1951 à 1956. De retour dans son pays, il enseigne à Tallinn mais, attiré par la composition, il s’y consacre entièrement à partir de 1969. Très vite, il va s’imposer dans les pays de l’Est, Russie y compris (malgré des prises de position qui ne plaisent pas au régime en place et le font même censurer), mais aussi aux Etats-Unis, où ses œuvres pour voix sont très prisées. Il écrit plus de cinq cents partitions chorales, dont un grand nombre a cappella. La plupart d’entre elles s’inspirent de chants anciens traditionnels, baltes et nordiques, Kalevala y compris. Sa musique, vocalement colorée et souvent éthérée, est d’une grande accessibilité, un peu à la manière de celle d’Arvo Pärt. Plusieurs labels lui ont consacré des enregistrements (Hyperion, Clarion, Alba, Apex, Toccata Classics…), et son nom figure dans maints récitals vocaux.
A partir de l’an 2000, Tormis décide de mettre fin à sa carrière créative pour consacrer son énergie à publier ses œuvres et à revisiter ses pages de jeunesse, sous la forme d’arrangements et de transcriptions. C’est notamment le cas, en 2009, pour le cycle pour orchestre à cordes Reminiscentiae, sorte de « mémoire de la mémoire », selon une expression de la notice, signée par la soprano Miina Pärn. Pendant de nombreuses années, Tormis a collaboré avec son compatriote Tõnu Kaljuste (°1953), qui a étudié au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et a fondé le Chœur de chambre philharmonique d’Estonie en 1981, puis l’Orchestre de chambre de Tallinn en 1993. Le présent album, le premier que Kaljuste ait gravé depuis la disparition de Tormis en 2017, est un hommage au compositeur et à l’ami regretté, le chef estonien ayant lui-même arrangé trois de ses partitions en 2020.
L’album s’ouvre par une commande faite à Tormis par Kaljuste en 1978 : The Tower Bell in My Village, destinée à un chœur, deux sopranos, un récitant et une cloche. L’enfance est évoquée sur la base d’un texte du poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935), dans lequel l’écrivain met l’accent sur le fait que toute culture, d’où qu’elle vienne, a quelque chose à apporter au monde. A cette époque, la plupart des cloches des églises estoniennes, sous domination soviétique, étaient silencieuses. Kaljuste souhaitait attirer l’attention sur ce dommageable abandon. Aux vers de Pessoa, sont associées des paroles de chants populaires de l’ouest de l’Estonie, choisies par le poète et acteur Juhan Viiding (1948-1995), mémorable Hamlet sur les scènes baltes. En un peu moins d’un quart d’heure, Tormis plonge l’auditeur dans un univers d’interrogations (« Pourquoi suis-je né ici ? Quelle en est la signification ? »), à l’aide d’un récitant, de deux sopranos, d’un chœur et d’une cloche qui sonne un peu comme un appel à un réveil des consciences.
Ceci ne plut pas aux autorités du temps, de même que les trois brefs et hypnotiques Melancholy Songs de 1979, pour mezzo-soprano et orchestre, d’après des airs populaires de l’Estonie du Sud. Ils sont en effet dédiés au chef d’orchestre Neeme Järvi qui dirigea son dernier concert dans son pays la même année, avant d’émigrer aux Etats-Unis. Trois autres pages de Tormis, figurant au programme, ont été arrangées par Kaljuste pour le présent album, notamment un Hamlet’s Song de 1965 pour chœur et orchestre, sur un texte du poète local Paul-Eerik Rummo (°1942), rédigé au moment où le pays était confronté à des tensions sociétales ; l’auteur souligne la nécessité de la vérité, dans un contexte de confrontation aux masses et à sa propre conscience. De fortes émotions parcourent ces pages vocales, d’une grande lisibilité chorale et instrumentale. Les divers interprètes proposent des lectures adaptées à ces moments que l’on ressent comme des aspirations à la liberté.
Les Reminiscentiae ont été composées entre 1964 et 1969 et ont fait l’objet d’une révision pour orchestre par le compositeur en 2009. Les quatre parties correspondent aux cycles des saisons, en commençant par l’automne. Il s’agit de très courtes séquences instrumentales pour cordes, parfois ponctuées par la trompette (hiver) ou la percussion (printemps et été). Une cinquième page, de 1962, d’une durée de six minutes, avec flûte solo, complète un ensemble au sein duquel la poésie respire comme si elle s’exprimait à travers les mots, pourtant non présents. Des références à la culture estonienne traversent ces moments qui combinent la finesse instrumentale à des évocations de la nature. Dans le cycle printanier, on entend l’appel d’un coucou (ici, un xylophone) qui, selon la culture locale, égrène le nombre d’années qu’une personne a encore à vivre, mais qui symbolise aussi l’appel d’une cloche dans un village lointain. La boucle est ainsi bouclée.
Cet album est un hommage fervent de Kaljuste à Tormis, que le chef enveloppe dans un geste généreux, sobre et intensément lyrique. Il se situe dans une perspective néo-classique qui n’a rien de révolutionnaire, mais exprime avec beaucoup d’émotion un univers musical et sonore auquel on ne peut demeurer insensible.
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 8,5 Interprétation : 10
Jean Lacroix