Les rires de la farce s’effacent, des fleurs percent les murailles : Massenet revisité par Farnaz Modarresifar
A l’Opéra de Reims, dans le cadre du Festival FARaway, Alexandra Lacroix, après son récent Carmen Case à Luxembourg et à Bordeaux, nous a offert une nouvelle démonstration de la pertinence de son regard et de sa façon de faire : mettre en perspective une œuvre lyrique du répertoire dans sa conjugaison avec une partition et un propos d’aujourd’hui.
L’œuvre lyrique du répertoire : L’Adorable Belboul une opérette de salon composée par Jules Massenet en 1874. La partition d’aujourd’hui : « Des rires au jasmin » de la Franco-iranienne Farnaz Modarresifar. Les deux oeuvres étant réunies sous le titre de Belboul.
Massenet a composé une comédie-farce : dans un pays d’orient, Zaïza, une jeune femme, perd son voile à la mosquée. Elle est prestement ramenée chez elle par Hassan qui, ayant pu découvrir sa beauté, en est tombé amoureux et veut l’épouser. Problème : Zaïza a une sœur aînée, Belboul, qui doit donc être mariée avant elle. Problème d’autant plus compliqué : Belboul est plus que laide -dixit même son père- et que personne n’en veut. Heureusement, tout va s’arranger : le derviche tourneur, lui aussi séduit par la belle entraperçue, veut l’épouser. Un stratagème est ourdi par les amoureux, le derviche sera le dindon de la farce : il épousera Belboul (voilée…) en croyant épouser Zaïza.
Cela faisait beaucoup rire à l’époque ; cela, dans sa mécanique farcesque, fait encore rire aujourd’hui. Mais ce qui a frappé Alexandra Lacroix, c’est la façon de traiter-mépriser les femmes, la façon de traiter Belboul, caractérisée même comme « une guenon ». Tels étaient les présupposés de cette société-là que leur habile mise en farce lyrique tend à occulter…
Pour mettre en perspective cette situation-là, Alexandra Lacroix a, cette fois encore, procédé comme elle l’avait fait avec Carmen. Mais, c’est essentiel -on ne trafique pas les pièces d’un dossier-, elle a fait représenter L’Adorable Belboul telle quelle, intégralement, mot pour mot, sans la « corriger », sans l’altérer d’aucune façon.
En l’installant d’abord dans une scénographie significative de l’enfermement, typique d’une conception de la société et de la femme. Ensuite, la considérant comme un acte I, elle lui a adjoint un acte II, une composition d’aujourd’hui, Des rires au jasmin, due à Farnaz Modarresifar. Une composition qui s’ouvre en effet sur les rires des protagonistes de l’acte I, couchés sur le sol, tombés de rire. Des rires appuyés, excessifs, qui deviennent gênants. Des rires qui étaient aussi les nôtres et qui finissent par s’étrangler en quelque sorte.
Se dévoile alors un autre univers : des fleurs surgissent des parois grises qui enclosent le plateau. Et l’on entend notamment ces mots : « J’ai ressuscité ».
La compositrice, qui n’avait pas quitté le plateau pendant toute la première partie, témoin si proche de tout ce qui « se jouait », se met à jouer du santûr, un instrument de musique iranien, une sorte de cithare sur table, aux cordes frappées comme celles d’un cymbalum. Délicatesse incroyable du moment musical, émotion intense. Une émotion sur laquelle Alexandra Lacroix nous laisse, qui se mue en réflexion, en prise de conscience.
Si ce Belboul est si pertinent, c’est aussi grâce, je le répète, à une scénographie au réel impact dramaturgique. Déjà, pendant l’ouverture de l’opérette, le passage en une superbe image animée d’un cheval portant une mariée au long voile -référence à une coutume iranienne. Ensuite, pendant tout l’acte I, le grand voile Crédits photographiques : Pascal Gely
qui emprisonne les protagonistes de la farce ; la présence de cette femme-témoin sur le plateau, qui est déjà comme une invitation à considérer comme elle le fait ; les fleurs qui surgissent des murs. Et les sons fascinants de cet instrument inconnu dont vous n’imaginez pas la ténuité incroyable possible de ses sonorités. Des sons dont les pianissimi nous atteignent de façon inversement proportionnelle : ils nous touchent au plus profond.
Les solistes passent eux aussi, et talentueusement, de la farce orientale (dans laquelle, coincés dans le grand voile, ils réussissent un jeu difficile, réglé au millimètre près, tout en soulignant vocalement leurs « caractères ») à la prise de conscience. Ce sont Angèle Chemin, Mathieu Dubroca, Antoine Philippot, François Rougier, Marion Vergez-Pascal. Dans la fosse, ils ne sont que quatre pour faire vivre, et comment, les deux partitions contrastées : Thomas Tacquet et Jean-Frédéric Neuburger aux pianos, Mathieu Franot à la clarinette et Vincent Radix au trombone, tous membres de l’Orchestre Les Frivolités parisiennes.
Respecter une œuvre, la mettre en perspective, ne rien nous imposer, faire en sorte que ce soient les sensations, les émotions, la beauté de la proposition, sa délicatesse qui nous amènent à d’autres perceptions, à d’autres réflexions. Voilà qui est révélateur de la façon de faire bienvenue d’Alexandra Lacroix.
Stéphane Gilbart
Reims, Opéra, le 10 février 2024
Crédits photographiques : Pascal Gely