Festival Présences 2024 : tout à Reich

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Un festival, c’est souvent un voyage : embarquement à Dole dans le Lausanne-Paris pour un trajet rectiligne (c’est souvent l’impression que laisse le Train à Grande Vitesse, mal calibré pour les virages en épingle à cheveu), balade de la Gare de Lyon à la Maison Européenne de la Photographie (une étape plus obligée qu’un torticolis au pied de la tour Eiffel) pour l’exposition Phosphor de Viviane Sassen, curieuse touche-à-tout (photo, collage, peinture) éduquée à Utrecht, déjeuner thaï dans le Marais, métro jusqu’à l’hôtel (chambre étriquée, wifi en panne mais accueil cordial) – il fait gris pourtant la ville me semble plus respirable que d’habitude : les vélos à la place des voitures, ça a du bon.

L’édition 2024 du Festival Présences, que je découvre, s’articule autour de Steve Reich (1936-), une personnalité très américaine, relax (quand je l’entends en Artist Talk après Music For 18 Musicians il y a quelques années à la Philharmonie de Paris) et casquetté (lui ne soudoie aucune starlette porno ni n’appelle à envahir le Capitole), très cool du haut de son âge respecté, pionnier d’une musique minimaliste (à une époque où l’avant-garde est férue de complexité), dite aussi répétitive, avec d’autres, dont les plus (re)connus sont sans doute Terry Riley et Philip Glass -mais on pense aussi à des artistes plus ou moins extravagants comme La Monte Young ou Phil Niblock-, un maître de la pulsation qui, depuis les années 1960, voit son travail avalisé aussi par le (grand) public.

Cette mise à l’honneur comporte quelque responsabilité puisque, outre ses propres œuvres, le programme comprend des pièces de compositeurs choisis parmi les musiques qu’il aime et qui diversifient le paysage de la création contemporaine -lui qui évoque les années 1950, comme celles où les aspirants musiciens n’avaient à suivre que la voie débroussaillée par Stockhausen, Berio ou Boulez, aspirés vers une écriture qui semblait avoir mis de côté l’émotion. 

Desert Music : exode juif et essais atomiques

Je prends les événements en cours, concentrant mon écoute sur une partie du week-end (je ne vois  donc pas la création française de Jacob’s Ladder, pour 4 voix et ensemble, par l’Ensemble Intercontemporain), et quand j’arrive à la Philharmonie de Paris le vendredi soir, la grande salle Pierre Boulez n’a pas encore ouvert ses portes et déjà une file se forme au vent, au deuxième étage, accessible par les escalators extérieurs : le concert est complet et si la défection de la pianiste Alice Sara Ott, grippée, compromet la création française du Concerto pour piano de Bryce Dessner (1976-), les fans de Reich bénéficieront d’un Clapping Music imprévu pour débuter la soirée. Cette courte pièce, 100 % manuelle, mobilise ici les 8 percussionnistes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France : purement rythmique, écrite en 1972, elle fait intervenir 2 paires de mains (ici multipliées) selon un algorithme simple : la première répète un motif unique pendant tout le morceau, tandis la seconde, d’abord synchrone, décale le motif après 12 répétitions, et réitère la chose jusqu’à revenir au point de départ -l’exercice est drôle, très applaudi- une sorte de paradoxe en miroir où les rôles semblent se mélanger.

Puisque Bryce Dessner a écrit son Concerto pour piano et orchestre avec les doigts d’Alice Sara Ott en ligne de mire et qu’elle, souffrante, ne peut en assurer la création française, c’est Aheym, pris au débotté par le Quatuor Tana, que l’on découvre : une pièce écrite pour le 40e anniversaire du Kronos Quartet (fêté au Prospect Park à Brooklyn en 2009), vivante, vivace, viscérale -le corps éreinté par l’effort d‘Antoine Maisonhaute en fin de morceau en témoigne-, un dynamique « retour à la maison » transcendant la dualité tradition / modernité, dans laquelle le compositeur américain basé à Paris (il joue aussi de la guitare dans son groupe de rock The National -où officie son jumeau) évoque l’histoire de ses grands-parents, immigrants juifs.

Je suis moins séduit par (la création mondiale de Crimen amoris, pour un effectif imposant (le Chœur de Radio France qui prend place au balcon surplombant la scène, et l’Orchestre Philharmonique de Radio France), de Michèle Reverdy (1943-), féconde compositrice française formée auprès d’Olivier Messiaen (à qui elle consacre deux livres), à la carrière en outre partagée entre production radiophonique et pédagogie, qui travaille sa nouvelle pièce sur base du texte éponyme de Verlaine : si les percussions me titillent ponctuellement les oreilles, celles-ci restent sur leur faim (hormis un moment de gloire Warholien accordé aux contrebasses) face à une écriture fine mais trop lisse pour parler de l’âme passionnée d’un poète à peine trentenaire -et en geôle.

Avec The Desert Music, j’entre dans le dur, dans la raison d’être de l’édition 2024 de Présences : la plupart des musiciens -encore plus, des compositeurs-, peu importe le style ou le genre musical, savant ou populaire, acoustique ou électrique, chanté ou instrumental, rêvent de créer une musique idiosyncrasique, à quoi leur nom soit identifié dès les premières notes ; peu y arrivent -et souvent, en musiques actuelles, ils le doivent au timbre d’une voix ; Steve Reich est un des rares à avoir accumulé des œuvres majeures comme autant de signatures inimitables- le genre d’imbattable connexion à deux facteurs dont rêvent les directeurs de sécurité informatique : tout de suite, on sait que c’est lui -ou on sait que c’est un autre qui s’en inspire. The Desert Music (celle du Sinaï, du Mojave de Californie et du désert du Nouveau-Mexique) est une des œuvres les plus ambitieuses de Reich, écrite en 1984 d’après les textes de William Carlos Williams- et autant d’après la forme, symétrique et en arche, du nom du poète américain : cet arc bilatéral et réciproque, le compositeur en fait la structure de la pièce, deux mouvements rapides qui en encadrent deux autres, lents, qui en encadrent un, plus long et lui-même en forme A-B-A. La pulsation rapide sur laquelle des vagues croissent et décroissent relie formellement à Music for 18 Musicians ; l’écriture s’adapte à l’accentuation du texte, fusionne sémantique et sensation du son ; le chœur (réduit et cette fois sur scène) chante parfois sans parole, parfois doublé par les bois -ou les cuivres en sourdines : Brad Ludman, le chef, devant l’épaisse partition cartonnée d’orange, virevolte et mouline comme une abeille excitée qui transmet à ses congénères les coordonnées d’une nouvelle source de nourriture- sur mon siège, moi aussi.

Musique et climat, un activisme joyeux

Lors de la Table Ronde, consacrée à la militance créatrice et menée par Arnaud Merlin à la Maison de la Radio (même si les portes vitrées sont sécurisées, mon regard fouine dans ce lieu -aussi magique qu’institutionnalisé aux yeux d’un radioteur de l’ère pionnière de la libération des ondes-, curieux de son architecture comme des studios qu’on y croise et qui rappellent autant d’émissions suivies avec intérêt et passion), Gabriella Smith (1991-), présentée, elle et ses 32 ans, comme la révélation du festival, appuie sans retenue et avec raison sur l’importance des actions à mener pour contenir le changement climatique : renonçons à ce à quoi nous devons renoncer, mais surtout construisons le futur, avec optimisme et joie (californienne) -l’image est simple mais constructive. L’intérêt de Smith pour le climat est ancien et ancré et c’est sa rencontre précoce avec John Adams qui dévie sa trajectoire vers la musique (à 15 ans, elle reçoit ses commentaires et soumet ses partitions aux analyses mensuelles qu’il lui accorde), qu’elle compose avec la problématique climatique en tête, indissociable de la vie : elle y parle d’espèces disparues (le latin scientifique remplace alors le latin liturgique), de ses randonnées dans les parcs américains, de la nature, du sauvage- et c’est un peu ce qu’est Brandenbrug Interstices, organique, ironique, instinctif et réfléchi (elle entend Bach et nous fait entendre sa propre irrévérence). Il y a un nid de fans dans la salle.

Commande de Radio France, Desert Bloom se déploie comme sous l’impact d’un vent sec, rude et stoïque, au souffle éolien inquiétant, des sons sombres et épais, puissamment éprouvants : la partition, millimétrée, captivante, est de Damián Gorandi (1991-), étudiant à Paris avec Stéphane Gervasoni mais d’origine argentine ; c’est du désert d’Atacama, en Amérique du Sud, une des terres les plus arides au monde, qu’il nous parle, plus précisément de cette explosion de floraison qui s’y produit lorsque, enfin, il y pleut, inspiration qu’il nourrit de musique précolombienne, de comportements mécaniques (le projet ALMA de radiotélescopes n’est pas loin) et de microtonalité. Spin Off est l’autre création du concert, assurée par l’Ensemble Next, formé d’étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris : Tobias Feierabend (1993-) fait des trois mouvements de sa pièce une mini-série (Doggy Bag, de Philippe Djian, avec la saga du clan Sollens, avait déjà adapté le principe cinématographique à la littérature), avec personnages (des figures sonores), historiettes et rebondissements, le tout picorant subrepticement (avec une candeur assumée) dans des partitions préexistantes (du compositeur, qui ne s’empêche pas de lorgner vers Ravel).

Prix Pulitzer 2009, Double Sextet, au titre explicite (flûte, clarinette, violon, violoncelle, vibraphone et piano y sont doublés -parfois par une bande enregistrée préalablement, aujourd’hui en chair), dont la conduite exige une concentration aussi épuisante qu’un marathon, prolonge la technique qu’affectionne Steve Reich, qui consiste à emboîter (les pianos sont physiquement entrelacés) deux instruments identiques pour initier un motif global -comme le font ici vibraphones et pianos, colonne vertébrale rythmique de la pièce- et pousse le processus un pas plus loin en mêlant cette fois des timbres hétérogènes -même si le passage d’une section à l’autre se fait avec une soudaineté devenue caractéristique du compositeur. Excellent.

Paris Noir, pari brillant

Pour le concert de fin de soirée du samedi, un parallèle hardi relie deux villes, deux continents, deux cultures, deux générations -deux couleurs de peau. Celle qu’écoute Steve Reich dans City Life est la Grosse Pomme, celle que visite Christophe Chassol (1976-), Martiniquais né à Meudon, dans Paris Noir est la Ville Lumière ; tous deux en enregistrent (un point de vue sur) la vie : Reich y prend portes, sirènes et klaxons, en plus d’extraits parlés, Chassol suit un guide-conférencier (Kévi Donat, superbe) qui retrace les traces d’hommes (et de femmes, souvent plus transparentes) noirs, écrivains, politiques, et ajoute l’image (l’érigeant en instrument à part entière dans son effectif : sa partition devient un « ultrascore ») ; tous deux plongent l’auditeur dans une « speech melody » où la découpe, la répétition et le montage forcent une rengaine qui devient ritournelle qui devient mélodie -sur laquelle l’ensemble Miroirs Etendus, sous la direction de Fiona Monbet, surimpose ses brefs motifs avec une fluidité étonnante.

Chassol, qui aborde Reich par le percussif du piano, aime jouer, de son instrument comme de nos sens : dans son interprétation de Six Pianos de Reich (que le compositeur imagine au départ pour « tous les pianos d’un magasin de musique », avant de se raviser), une pièce, « radicale, à la fois lente et rapide », où les silences sont progressivement remplacés par des notes, le musicien projette l’image enregistrée de ses propres mains à l’instrument (du « re-recording » à la manière de Reich), teinte de pop la rigueur du morceau et en transpose, ralentit ou accélère certains motifs.

The Giardini Shaw : Caroline à l’honneur

Il considère depuis longtemps que composer rouvre la porte à des mélodies englouties dans les souvenirs ; pour le Trio pour violon, violoncelle et piano que lui a commandé Radio France, Philippe Hersant (1948-), un ancien de la maison, où il fut producteur, remonte jusqu’à 1723, l’année où Marin Marais publie la Sonnerie de Sainte-Geneviève-du-Mont, pour en dériver une série de variations, autour de trois notes, bardées d’évocations prises chez d’autres et nourries de l’évolution de l’écriture musicale jusqu’à aujourd’hui -établissant en musique ce que constate le psychologue : chaque évocation du souvenir en reconstruit la mémoire. La compositrice, chanteuse et multi-instrumentiste franco-britannique Joséphine Stephenson (1990-) érige Rest(e) à partir de 4 textes, deux de Christina Rossetti, deux de Renée Vivien, deux en français, deux en anglais -le titre de l’œuvre, bilingue, évoque le double sens (demeurer / se reposer) lié à la langue-, sur une musique tendre et cristalline, évocation sensible de la mort, digne et sans emphase.

L’Américaine Caroline Shaw (1982-), très active dans cette édition 2024, propose quatre pièces (dans certaines desquelles elle chante et joue du violon), où elle exerce ce talent particulier qui consiste à faire entendre la complexité avec simplicité : The Wheel accompagne, en duo piano / violoncelle, les pas lents d’un citadin promeneur nocturne, avec une fragilité immobile un temps exacerbée puis vite revenue à la sérénité pleine de l’obscurité ; le joli And So convoque des bribes de textes parlant de rose, la musique mélange les inspirations et les traditions ; dans Cant voi l'aube, Shaw chante les mots (en français ancien) du Gace Brulé -qui parlent du lever du jour- sur une musique, de sa main d’aujourd’hui mais trempée dans la plume d’antan ; enfin, elle s’amuse, dans son Concerto pour clavecin et cordes (créé ici pour piano), que son amie Danni Parpan estime « sonner comme du Jane Austen sous psilocybine », à brouiller les pistes et les époques -en un baroque anachronique. Lors du concert suivant, sa Partita For Eight Voices, prix Pulitzer 2013 (une première pour une pièce a cappella, de surcroît pas encore jouée), ludique et aux éclats sensuels, est très applaudie.

L’excitant doublé d’accordéons microtonals de Théo Mérigeau 

Au long de sa carrière, Steve Reich a à cœur de s’offrir des espaces d’expérimentation ; pour cela, explique-t-il, « plutôt que répondre à des commandes, j’ai cherché des commandes qui pouvaient me permettre d’écrire la musique que je voulais » et ce sans arrêter de « chercher consciemment à pousser [mes] limites et inconsciemment à accepter la surprise [– un] équilibre entre travail et spontanéité ».

On revient bien sûr à lui pour le final du concert de clôture, avec Tehillim, qui marque le retour au judaïsme du compositeur et où il met en musique un texte articulé (des extraits de psaumes), pensant alors autrement la rythmique du morceau, ici assurée par les claquements de mains et les tambourins sans grelots, et suivant une mesure changeante, sans pattern rythmique patent : le texte importe peut-être plus par la musicalité de son chant (des voix féminines sans vibrato) que par son sens (16 ans plus tôt, dans It’s Gonna Rain, où l’on entend la voix d’un pentecôtiste à Union Square, les mots, intensifiés, semblent encore plus de la chair à sons, même s’ils signalent aussi, en arrière-plan, peu après la crise des missiles à Cuba, la peur d’une guerre nucléaire), car le compositeur cherche d’abord à émouvoir l’auditeur -qui n’est pas nécessairement en demande de comprendre ni la sémantique ni la mécanique de l’œuvre.

Tehillim, pourtant pleine de vitalité, n’est pas mon œuvre préférée du répertoire de Reich -les pulsations, et peut-être le systématisme de la répétition, me manquent- mais la surprise qu’offre l’homme à casquette, française et colorée de rouge, Théo Mérigeau (1987-), avec ses deux pièces au programme, viennent parachever un week-end (prolongé) musicalement bien achalandé. Le compositeur (et percussionniste) bisontin, fan de Frank Zappa, présente deux pièces : avec Hoquetus Animalis , cinq miniatures pour orgue (annulé l’an passé pour cause de fusible sauté), il exploite les possibilités de l’instrument de l’Auditorium de Radio France en s’amusant à en tirer des cris d’animaux (cigales, vaches et autres bovins) ; avec Xamp Concerto, écrit pour l’eXtended Accordion and Music Project (Xamp, donc, Fanny Vicens et Jean-Etienne Sotty, duo à la scène, couple à la ville), il exploite, avec délice, celles des accordéons microtonaux amplifiés, fusionnant avec l’orchestre qui, notamment par ses percussions aux sons bruiteux (dont des mots dits dans un tuyau relié à trois flûtes harmoniques en PVC), en renforcent la rythmique. Imaginatif et enthousiasmant.

L’édition, selon son directeur Pierre Charvet, bat tous ses records de fréquentation -la popularité de sa tête d’affiche y contribue largement, et c’est mérité. Un dernier verre au bistrot-d’en-face, le bien nommé « Les Ondes », dans le brouhaha d’une fin de festival, une dernière nuit à quelques encablures de la Maison de la Radio et c’est le train du retour.

Paris, Maison de la Radio et de la Musique et Philharmonie de Paris, du 9 au 11 février 2024

Bernard Vincken

Crédits photographiques : François Daburon et Christophe Abramowitz

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