Les Sonates de Scriabin accompagnent Yunjie Chen depuis toujours
Alexander Scriabin (1872-1915) : Sonates pour piano, intégrale. Yunjie Chen, piano. 2019 et 2023. Notice en allemand et en anglais. 128’. Un album de deux CD Accentus ACC 3096391.
On apprend dans un entretien avec le musicien Erik Dorset, qui sert de notice, que le pianiste chinois Yunjie Chen a été le premier virtuose de son pays à jouer, en une seule soirée, les sonates de Scriabin dans leur intégralité, à Beijing, devant 1200 spectateurs ; c’était en 2015, dans le cadre de la commémoration des cent ans de la disparition du compositeur. Depuis lors, il a donné plus d’une centaine de concerts consacrés à certaines de ces pages, agrémentées de récits circonstanciés et d’anecdotes à leur sujet. Yunjie Chen, qui est devenu le plus jeune professeur du Conservatoire Central de Beijing, a étudié à Shangaï, avant la Juilliard School et le Cleveland Institute ; il s’est aussi formé près de Fou T’song (1934-2000), un spécialiste de Chopin. Chen a donné des concerts dès l’âge de onze ans, a remporté trois ans plus tard le Concours National de Piano en Chine, et a remporté des prix internationaux. En dehors de son pays natal, il a donné des récitals aux Etats-Unis et en Europe, notamment à Paris. En mars 2019, en toute logique dans son parcours, il enregistrait à Leipzig, pour le label Accentus, les sonates 1, 5, 6 et 8 de Scriabin, rééditées sur le premier CD du nouvel album. Les six autres sonates, gravées dans le même lieu, en novembre 2023, occupe l’autre disque.
Yunjie Chen explique que la fascination pour Scriabin est due, en particulier en ce qui concerne les sonates les plus tardives, à leur contenu introspectif, mystérieux, intime, poétique et empreint de liberté et d’originalité, entre rêve et réalité, mais aussi mystère et théosophie. On sait que cet ensemble de dix œuvres publiées entre 1895 et 1913 (sans tenir compte d’essais de jeunesse) peut se répartir en trois périodes de composition : trois écrites entre 1893, un an après la sortie du Conservatoire de Moscou (où Scriabin a étudié avec Vassili Safanov, un élève du Polonais Teodor Leszetycki, puis du Belge Louis Brassin), et 1897, deux en 1903 et 1907, et cinq entre 1911 et 1913. Ce n’est pas pour cet ordre chronologique que Chen a opté ; il propose plutôt un voyage conçu comme des strates émotionnelles qui reflètent son vécu de l’ensemble. Pour l’écoute, nous avons adopté son choix, puis nous avons effectué, dans la foulée, le suivi de la publication des sonates en leur temps, que nous adoptons pour notre recension.
Dans le premier groupe, les sonates n° 1 (qui s’achève par une Marche funèbre) et n° 3 « États d’âme », très engagées, en quatre mouvements, sont jouées avec élans, dans une atmosphère encore romantique imprégnée d’une sensibilité toute chopinienne, voire lisztienne ; la deuxième sonate, en deux mouvements, navigue entre rythme et suavité. Dès la quatrième, un nouveau Scriabine apparaît chez Chen, avec une mystique cosmique qui va s’installer dans cette période intermédiaire, entre extase et sensualité, pour deux mouvements condensés en huit minutes. La cinquième, la plus souvent interprétée par les pianistes, a été écrite juste après le Poème de l’extase, avec quatre vers en exergue ; elle n’a qu’un mouvement, ce qui va devenir la règle pour la suite. Passion et violence s’y conjuguent chez Chen à des phases lumineuses. La sixième, composée après Prométhée, est d’une grande densité ; la tonalité a tendance à s’estomper pour faire place à un climat d’inquiétude que Chen pousse jusqu’à l’angoisse, celle-ci se prolongeant dans un apogée joyeux et altier.
On peut caractériser comme suit l’investissement de Chen dans les quatre sonates restantes : la n° 7 « Messe blanche », avec sa psychologie de mystère et ses masses sonores complexes, puis la n° 8, légèrement plus longue et souvent moins appréciée, malgré son côté tragique que le pianiste chinois ne gomme pas. La n° 9 « Messe noire » (sous-titrée par un ami de Scriabin), la plus courte, avec ses indications en français, est ourlée dans une dynamique hantée par de sombres rêves. La n° 10 rejoint, dans son approche, l’avis du biographe Manfred Kelkel (Fayard, 1999), qui la considère comme le sommet de toute l’œuvre pianistique de Scriabin, hommage mystique à la Nature et à l’Éros cosmique […] allant de l’exaltation joyeuse et de l’élan lumineux à la tendresse et à la joie subite.
Tout au long de ce parcours, maîtrisé sur le plan technique et marqué par la sincérité, Chen use d’une approche épurée, qui va au-delà d’elle-même pour s’abandonner complètement à un univers de plus en plus mystérieux, de caractère ésotérique. Le toucher est fluide, la sonorité ample, mais la narration bride aussi l’ivresse à laquelle d’autres ont accepté de céder, avec tous les risques que cela comporte. Peut-être aurait-on attendu du virtuose chinois un peu plus de démesure, mais cela n’est là qu’affaire de détails.
Du cœur d’une riche discographie, émergent la technique éblouissante et l’expressivité puissante de Vladimir Ashkenazy dans les décennies 1970/80, remarquablement restituées dans un son de qualité (Decca, 1997), et, tout aussi remarquable, Marc-André Hamelin (Hyperion 2014), avec un souci constant des détails, de la couleur et de la profondeur sensible. Ces deux visions nous semblent prioritaires. Sans négliger pour autant, par exemple, les Russes Anna Malikova (Acousence, 2014) ou Dmitri Alexeev (Brilliant, 2021), qui s’inscrivent dans une convaincante perspective virtuose. On ne peut pas se passer non plus des fabuleuses versions isolées de Vladimir Horowitz (sonates 5, 9, 10) ni, bien sûr, de l’incontestable référence historique que constitue le flamboyant Vladimir Sofronitzki, gendre posthume du compositeur (il a épousé sa fille cinq ans après son décès), dans les numéros 2 à 6 et 8 à 10, gravés dans les décennies 1950 et 1960 (Hänssler Profil, 2022, édition du 150e anniversaire, avec des versions d’Emil Gilels et Sviatoslav Richter). Yunjie Chen est une alternative moderne bien assumée pour un corpus qui n’a pas fini de fasciner les interprètes comme les mélomanes.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 8, 5
Jean Lacroix