Les « Vêpres » de Rachmaninov replantées dans un terreau byzantin ?

par

Nocturne. Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Vigiles nocturnes, Op. 37 (extraits, I – XII). Hymnes de tradition byzantine. Adrian Sîrbu, chant. Mathilde Gatouillat, contralto. Edouard Monjanel, ténor. La Tempête, Simon-Pierre Bestion. Décembre 2021. Livret en français, anglais, allemand (sans les paroles en langue originale, mais traduites en anglais et en français). TT 76’30. Alpha 897

Écrit d’une traite en une quinzaine de jours au début de l’année 1915, sitôt ovationné lors de sa représentation moscovite en mars, ce cycle choral témoigne de la profonde inspiration de Rachmaninov, et à ses dires constituait son œuvre préférée après la célèbre cantate Les Cloches. Malgré leur succès, et à l’instar de toute composition religieuse, ces « Vêpres » furent bientôt bannies sur leur sol natal, après la Révolution de 1917 et jusqu’en 1989. Ce qui n’empêcha pas certaines productions locales, jusqu’à celle de Valery Polyansky à la Cathédrale de Smolensk (Melodiya, 1986), témoin d’une indéracinable tradition malgré les censures politiques, et prolongeant l’enregistrement pionnier réalisé trois décennies auparavant par Alexandre Svechnikov avec le Chœur Académique Russe de l'URSS (Melodiya, 1965), pierre de touche d’une discographie qui cumule une trentaine de versions.

Depuis 2015, La Tempête bouleverse la routine des concerts, au gré d’un travail scénographique qui se réapproprie l’espace et redéfinit le rapport au public impliqué dans une relation immersive où domine l’expérience émotionnelle. Un rituel, non avare de collisions esthétiques. Voilà quelques semaines, Bernard Vincken se fit écho de cette étrange dramaturgie où Bach jouxte le minimalisme de John Adams. Au gré de programmes mixtes et décloisonnés, la magie de la recréation in situ peut réussir à pénétrer l’objet discographique. Ainsi en 2018, un album Larmes de Résurrection n’hésitait pas à mêler Heinrich Schütz et (1585-1672) et Johann Hermann Schein (1586-1630) avec le cérémonial d’obédience byzantine, pour un improbable résultat qui certes bouleversa Dominique Lawalrée.

Récent lauréat du Prix Liliane Bettencourt où le jury récompensa « l’originalité de la démarche artistique de l’ensemble, visant à redonner au concert vocal sa place dans la grande famille du spectacle vivant grâce à des propositions artistiques associant le chant, le travail du corps, la création visuelle et scénique », La Tempête nous revient dans ce CD baptisé Nocturne, autour de ce que l’on a coutume d’appeler Les Vêpres, -bien qu’en son parcours cette œuvre couvre aussi les Matines et se traduirait donc plus exactement comme Vigiles nocturnes, une « grande louange du soir au matin ». Puisqu’elle n’est pas explicitée dans le livret de l’album, mentionnons d’ailleurs l’absence des trois dernières pièces de la partition qui en compte quinze : Aujourd'hui jour du salut, Tu T'es relevé du tombeau et Ô Reine victorieuse, c’est à dire les deux tropaires de Résurrection (dans la pratique cultuelle, à alterner selon les tons de la semaine) puis le théotokion adressé à la Vierge et connecté à l’office des premières heures du jour. Le disque se referme donc sur la Grande Doxologie censément chantée alors que se lève le soleil.

Au sein d’un copieux minutage, une telle éviction est compensée en faisant « dialoguer cette œuvre phare du romantisme pour chœur a capella avec les hymnes immémoriaux du chant byzantin » indique la notice. Regrettons au passage que le livret n’inclue pas les paroles en langue originale, mais seulement leur traduction. Avant cet enregistrement, on se souvient d’autres rapprochements opérés sur le vif par la même troupe, qui regardaient non vers l’amont du répertoire mais vers la perspective contemporaine : une combinaison avec le Cantique du soleil de Sofia Goubaïdoulina, en août 2016 sur la colline de Vézelay ; avec des créations d’Éric Tanguy et Patrick Burgan au Festival de Besançon en 2018. En l’occurrence ici, « j’ai souhaité replacer cette œuvre dans un contexte liturgique que j’ai imaginé en m’inspirant des offices orthodoxes auxquels j’ai eu la chance d’assister en Russie ou en Roumanie » confie encore Simon-Pierre Bestion, qui a choisi Adrian Sîrbu comme chantre de ces exotiques monodies, dont les bourdons et mélismes contrastent avec la pureté des polyphonies de Rachmaninov. Quoique replantée dans un terreau historique non sans légitimité, la greffe ne manque pas d’interpeller l’auditeur, et c’est certainement le corollaire (voire le but ?) de l’entreprise. Métissage ou collusion, atavisme ou bâtardise ? S’insurgera-t-on contre la juxtaposition stylistique ?

Elle est du moins assumée avec force. Pour l’occasion, La Tempête rassemble une trentaine de voix, qui manifestent un relief suffisant à la dramatisation de ces pages (superbe Gloire à Dieu, plage 11) et une non moindre plénitude, à tous les étages, étayés sur de puissantes basses qui en remontreraient à l’école slave : la pédale de ré à 1’01 du Béni sois ton nom plage 15, pour ne rien dire du fameux et abyssal contre-si-bémol qui conclut le Nunc Dimittis. On sera encore sensible à l’animation progressive, à la gradation d’intensité que l’interprétation accorde aux séquences successives, qui conduisent des Vêpres, baignées d’une douce ferveur, aux Matines, où le chant se fait plus ardent. Toute une symbolique de la lumière, chère aux Églises d’Orient, et que La Tempête nous communique avec intelligence et zèle.

Son : 9 – Livret : 7 – Répertoire & Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 



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