Jordi Savall : énergie et vitalité pour les ballets-pantomimes de Gluck
Christoph Willibald Gluck (1714-1787) : Don Juan ou le Festin de Pierre et Sémiramis, ballets-pantomimes. Le Concert des Nations, direction Jordi Savall. 2022. Notice en français, en anglais, en espagnol, en catalan, en allemand et en italien. 65.23. Alia Vox AVSA9949.
Lorsqu’après une carrière diplomatique, Giacomo Conte Durazzo (1717-1794) devient l’intendant général des théâtres de Vienne en 1760, le terrain est propice pour des collaborations qui vont contribuer à modifier une approche du ballet. Celui-ci, selon la formule lancée par le Français Jean-Georges Noverre (1727-1810), doit peindre une action dramatique. Le trio constitué par l’homme de lettres Ranieri de’ Calzabigi (1717-1795), auteur d’écrits théoriques pour réformer la danse lyrique qui sera le librettiste d’Orphée et Eurydice, d’Alceste et de Paride e Elena, le danseur et chorégraphe Gasparo Angiolini (1731-1803) et Christoph Willibald Gluck, installé à Vienne depuis près de dix ans, est tout à fait en phase pour envisager la fusion entre la musique, le drame, l’opéra et la danse.
Cette collaboration va mener à la création de Don Juan ou Le Festin de Pierre, le 17 octobre 1761, au Burgtheater. L’action se déroule par le biais de la pantomime ; mouvements de danse, mimiques et gestiques la représentent avec le support de la musique. Le drame édifiant de Tirso de Molina, Burlador de Sevilla y convidado de piedra (1630) et le Don Juan de Molière (1665) inspirent le chorégraphe Angiolini. On lira avec intérêt, dans la notice détaillée signée par Irene Brandenburg, de l’Université de Salzbourg, les implications de ces concepts réformateurs sur la scène et la musique, notamment celle de Gluck. Son Don Juan s’ouvre par une alerte Sinfonia, avec un chant de guitare, suivie par une trentaine de morceaux divers où l’on retrouve des formes typiques comme la gavotte, la contredanse ou le menuet, mais aussi un fandango avec castagnettes pour assurer l’ambiance espagnole. Danses de salon, mais aussi aspects sensuels ou érotisés, accompagnent ce qui est aussi une réflexion d’ordre philosophique, le ballet-pantomime se terminant par une Danse des Furies dramatiquement spectaculaire, que l’on retrouvera dans Orphée et Eurydice. Comme l’indique la notice, des modifications ont été apportées au ballet-pantomime au fil des représentations ; c’est la version constituée de 32 morceaux, que l’on entend dans cet album.
John Eliot Gardiner avait donné sa version, d’une belle élégance, de ce Don Juan en 1981, avec les English Baroque Soloists (Erato) ; Bruno Weil et le Tafelmusik en avaient offert une autre en 1992 (Sony), accompagnée, comme c’est le cas pour Jordi Savall, de Sémiramis. Avec le Concert des Nations, le chef espagnol fait vivre l’action de ce Don Juan comme si c’était une histoire racontée en images musicales, que l’on peut suivre avec précision grâce au texte inséré dans le livret (en six langues !), donnant ainsi la possibilité au mélomane de se créer son propre théâtre intérieur. Il y a chez Savall un savant mélange d’action chorégraphique et de portée métaphysique, avec une sensualité parfois teintée d’ironie qui se traduit par des traits dynamiques, un relief nerveux et une vitalité débordante. A tel point que l’on arrive à la Danse des Furies tout étonné d’être déjà au dénouement du châtiment. L’orchestre énergique, tout en nuances et en suggestions, est mené avec un allant (les cors, les tempêtes de cordes) qui emporte l’adhésion.
Le couplage offre une autre collaboration du trio Calzabigi-Angiolini-Gluck : la Sémiramis, d’après Voltaire, créée le 31 janvier 1765, toujours à VIenne, à l’occasion du second mariage du futur Empereur Joseph II. Une action tragique bien résumée dans la notice : Sémiramis, coupable de l’assassinat de son époux Ninus, recherche une nouvelle union et choisit un aspirant qui est en réalité son propre fils Ninas. Sur la tombe de Ninus se présente l’esprit de celui-ci, clamant vengeance contre la personne responsable de sa mort, que Ninas exécute, assassinant ainsi sa propre mère. Un bien curieux contenu pour un moment heureux, ce qui, on peut le comprendre, causa un sentiment d’étrangeté et de malaise, entraînant de la désapprobation, le sujet étant jugé inapproprié pour la circonstance. Dégagé du contexte des épousailles de l’époque, ce court ballet-pantomime (une vingtaine de minutes) s’inscrit dans une continuité dramatique cohérente pour le projet du présent album. Même structure musicale que pour Don Juan : une Sinfonia en ouverture selon le modèle français, suivie de quinze morceaux contrastés, où la gravité et l’énergie se révèlent les caractéristiques d’un univers morbide. Le poids tragique est rendu avec beaucoup de justesse. Gluck s’en souviendra lorsqu’il composera Iphigénie en Tauride près de quinze ans plus tard.
Difficile de départager les versions existantes. Gardiner conservera les préférences pour la subtilité de son Don Juan, Bruno Weil continuera de convaincre pour les deux ballets-pantomimes couplés, à égalité avec Jordi Savall. L’enregistrement a été effectué du 28 au 31 janvier de cette année, à la collégiale du château de Cardona, en Catalogne. Comme toujours chez Alia Vox, le livret est abondamment illustré par des reproductions en couleurs de pages autographes et par des photographies des musiciens en action. Quant à Gluck, il est présent, grâce au beau portrait qu’en a fait Joseph Siffred Duplessis en 1775, conservé au Musée d’histoire de l’art de Vienne ; deux ans plus tard, le peintre (1725-1802) sera chargé d’immortaliser Louis XVI dans son fastueux habit de sacre.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix