Suite de l’intégrale des Symphonies de Widor chez Naxos : troisième étape réussie, particulièrement pour la Gothique
Charles-Marie Widor (1844-1937) : Septième Symphonie, en la mineur, Op. 42 no 3 ; Neuvième Symphonie, en ut mineur, Op. 70. Christian von Blohn, orgue de l’église St. Joseph de Sankt Ingbert. Août 2019. Livret en anglais et allemand. TT 79’34. Naxos 8.574206.
Après les symphonies 1 à 4 enregistrées en mars et juin 2019 à Chicago par Wolfgang Rübsam, Naxos a confié le volume 3 (et le quatrième, que nous n’avons pas encore reçu) de son intégrale Widor à Christian von Blohn. Lequel avait déjà gravé les symphonies 5 et 10 voilà vingt ans, chez le label Arte Nova, sur un autre orgue de la paroisse sarroise de Sankt Ingbert, celui de l’église Sankt Hildegard.
Dans sa notice, l’interprète pose ouvertement la question de la facture et interroge les habitudes érigées en dogme : « une bonne part des organistes professionnels considèrent que la musique de Widor peut seulement s’accomplir sur les instruments d’Aristide Cavaillé-Coll [...] Dans la mesure où aujourd’hui peu de grands instruments de ce célèbre facteur, innovant et pourtant ancré dans la tradition, ont été véritablement préservés dans leur condition originelle [...], l’argument implique qu’une exécution idéale se limite à quelques endroits hautement spécialisés ». Et de rappeler que le compositeur joua sans vergogne sur diverses consoles d’Autriche, Allemagne, Suisse, Italie, Angleterre, assurant la première audition de sa Symphonie romane sur le Sauer de la Gedächtniskirche de Berlin.
Certes mais rappelons qu’au soir de sa vie (août 1932), Widor écrivait, avec un brin de chauvinisme peut-être : « en dépit de toutes les inventions et de tous les systèmes, l’orgue de Cavaillé reste l’orgue vrai [...]. Si notre école depuis trois quarts de siècle, s’est imposée au monde, c’est par ses traditions et l’unité de son enseignement. Quant à l’œuvre qu’elle a produite, je le dis sans réserve, c’est à la séduction de ses instruments qu’elle le doit ».
En tout état de cause, la plupart des intégrales (ou larges anthologies) restent attachées à cet idiome sonore qui ne se justifie pas que par le mythe ou le fétichisme : Pierre Labric à Saint-Ouen de Rouen (MHS, 1971), Hermann van Vliet dans les années 1990 (Festivo) à Rouen, Lyon, Caen, Saint-Étienne, Ben van Oosten dans la même décennie chez MDG, à Rouen, Lyon (St François de Sales), Toulouse (Saint-Sernin), Azkoitia ; Christian Schmitt à Saint-Ouen de Rouen (CPO, 2010-2014), Joseph Nolan (chez Signum) à Paris (La Madeleine), Saint-Sernin, St François de Sales. En revanche, Günther Kaunzinger (dans sa remarquable intégrale chez Novalis) avait opté pour Waldsassen et Limburg. Et récemment (Ambiente, 2017), Winfried Lichtscheidel a choisi l’église St. Martinus de Sendenhorst.
L’orgue que nous entendons ici, celui de l’église néogothique Saint Joseph, date originellement de 1893 (esthétique romantique allemande) mais fut restauré et enrichi après un terrible incendie en 2007. Il compte désormais une soixantaine de jeux sur ses trois claviers & pédalier.
Dans l’Opus 42, les enjambées d’octave du Moderato sur le grand chœur attestent la tonicité des anches où Christian von Blohn accuse les angles, dans une géométrisation à la fois structurée et pesante. Malgré un second thème (1’49) où l’activisme se fait un peu pâle, le Choral déploie ensuite sa magie post-mendelssohnienne et réussit à charmer sans trop s’opacifier dans les efflorescences (5’12) du Développement. Les musettes de l’Andante répondent ici à une savante construction où les doigts se plaisent à souligner les contrariétés métriques avec le bercement de sicilienne ; le bucolique tableau sait se charger d’orage pour la section animato en si mineur (2’57). Les bouffées d’arpèges schumaniennes de l’Allegro ma non troppo profitent de gambes suaves et d’un soutien touffu de la pédale ; dommage que les postures arioso soient un peu édulcorées. Le Lento révèle la densité des fonds, malaxés dans une polyphonie qui reste lisible et signifiante, ce qui n’est pas une mince affaire dans la mesure où la partition hésite entre le canevas profus et l’étiolement (un des mouvements widoriens les plus difficiles à unifier). Le Finale est abordé avec majesté et retenue : sa stature hymnique, les rouages en staccato d’arrière-plan, les volets déclamatoires point trop poussés au hurlement (mixtures bien intégrées au spectre) : sans brusquer le tableau, mais sans toujours l’exalter, l’exécutant convainc par sa progression méthodique, échafaudée avec puissance.
À l'instar de la Symphonie-Passion de Marcel Dupré, la « Gothique » peut s'entendre comme une évocation christique au travers de ses quatre parties, tel que le suggère le thème grégorien du Puer natus qui s'invite dans les deux dernières. En sa notice, l’interprète suppose d’ailleurs que l’inquiet Moderato initial dépeint l’attente du Sauveur. Piaffant dans la boîte expressive comme le cri étouffé de la cohorte des pécheurs : la touffeur des jeux stratifie, rancit ces angoisses des âmes conscrites d’un monde sans dieu. Christian von Blohn condense là une scène édifiante. À l’opposé de ces clameurs souterraines, le célèbre et bref Andante sostenuto laisse percer la lumière qui tombe d’un allégorique vitrail, comme une lueur de rédemption. Sans traîner, l’interprète intrigue cette furtive lucarne d’espérance. La venue du Messie organise cortège au gré de l’Allegro fugué et orant ; là encore, on nous le resserre au sein d’une rhétorique fièrement calibrée qui désamorce la naïveté mais n’oublie pas de chanter. La série de variations du Moderato conclusif valorise la séduisante et suggestive palette de registrations de Saint Joseph : séduisante flûte (0’47, hélas le buffet ne dispose pas de clarinette), trompette acidulée (1’50) pour ce volet qu’on dirait ainsi exfiltré de l’Orgelbüchlein, treillis des mixtures de Récit (3’37), fonds capitonnés (4’52), hautbois douceâtre (6’23), tournoiement amplificateur (8’01) qui s’apaisera dans une coda émouvante. Mieux encore que dans la 7e Symphonie, cette Neuvième semble avoir inspiré une narration particulièrement efficace et attentive.
L’acoustique manque un peu de transparence, la captation d’ampleur globale, hormis des basses pleines et fondatrices. Sans relancer le débat, on peut regretter l’envoûtement que procurent en d’autres sanctuaires les timbres du génial Aristide. Cependant, en ces deux œuvres où le langage se raffine, se modernise, on apprécie que le grain serré de l’instrument sarrois affûte les tensions harmoniques. Cette intégrale en cours ne détrônera peut-être pas les références précitées (auxquelles on ajoutera le regretté Pierre Pincemaille il y a une vingtaine d’années chez Solstice), toutefois le présent volet concilie une lecture intelligible et sensible qui mérite qu’on y tende l’oreille et que se poursuive l’entreprise.
Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8
Christophe Steyne