Les Widor de Pierre Labric sur le Cavaillé-Coll de Rouen, début d’une exhumation à thésauriser
Charles-Marie Widor (1844-1937) : Cinquième Symphonie, en fa mineur, Op. 42 no 1 ; Sixième Symphonie, en sol mineur, Op. 42 no 2. Pierre Labric, orgue Cavaillé-Coll de l’abbatiale St. Ouen de Rouen. Juillet 1971. Livret en français et anglais. TT 70’30. FY Solstice SOCD 396
Ainsi que le détaille la notice de Michel Roubinet (« Résurrection d’une discographie »), la maison de François et Yvette Carbou continue d’exhumer les enregistrements réalisés par Pierre Labric au début des années 1970, pour les micros d’une entreprise locale, Téléson. Après F. Liszt, J. Demessieux, E. Reuchsel, les Sonates de Mendelssohn, C. Saint-Saëns, une intégrale Vierne, voici ce qu’on espère le début d’une réédition des dix symphonies de Widor, alors diffusées outre-Atlantique dans un coffret de onze LPs sous étiquette Musical Heritage Society. Paru en juin dernier, alors que l’interprète soufflait ses 101 bougies, ce CD a pu s’appuyer sur les bandes du fonds original, transmises par un médecin rouennais qui les avait acquises aux enchères. Malgré d’audibles points de montage, malgré quelques bruits extérieurs (lointain klaxon plage 2 à 5’13) ou de tribune, et saturations dans les tutti, la sonorité s’avère propre, et surtout dispense un relief qui nous place en étroit contact avec le prestigieux instrument.
Voilà dix ans, ce label aux initiales de leurs toujours aussi dynamiques patrons proposait un florilège (SOCD 296), capté en 1971-1972 à Notre-Dame de Paris, sur le vif avant les concerts du lendemain dimanche. Dont des extraits des deux opus que nous entendons sur le présent disque. Ils s’y succèdent dans l’ordre non de leur numérotation mais de leur composition, ce qui permet aussi que « s’ouvrant en fanfare sur le début de la Sixième, il ne pouvait mieux conclure que sur la pyrotechnie finale de sa sœur », selon François Carbou. Pyrotechnie n’est pas un vain mot quand on écoute comment Pierre Labric tire un feu d’artifice qui clignote de partout, avec ses chandelles romaines, ses crépitantes girandoles, embrasées sur des Mixtures phosphorescentes. On n’est pas loin de la fête foraine qui pétaradait sous les doigts de Gedymin Grubba à la Cathédrale de Gdańsk-Oliwa (Soliton, 2006). Une antithèse à la lecture de grand style d'Olivier Vernet à Caen que nous avions saluée d’un Joker Absolu. On en sort aveuglé, mais on y retrouve aussi un des ingrédients de la registration néoclassique qui privilégie la lumière sur opacité et lourdeur. À ce jeu, le Cavaillé-Coll de l’Abbatiale Saint-Ouen abdique une part de son mystère et laisse parler la poudre, comme dans le Finale de la Sixième.
Cette palette coruscante et délestée tranche avec la compacité de l’orgue de St. Joseph qui épaississait l’approche de Christian von Blohn chez Naxos, pourtant nettement tracée. Elle se combine parfaitement avec les alertes phrasés de l’organiste normand. On observera ainsi comment il exalte le contraste entre chaque variation au début de la Cinquième, tout en resserrant une fresque d’une prodigieuse intensité, depuis les circonvolutions de double-croches (3’33), non pas bourdonnantes mais zézayant comme un moustique, jusqu’à l’éclat conclusif des anches, qui ne se proclame pas en majesté mais semble vouloir dynamiter le tableau. Dans l’ensemble, les tempos ne trainent jamais. Ils induisent une narration qui retend sans répit un Andantino qu’on ne soupçonnait pas si factieux, et culminent dans un Allegro cantabile à se pâmer (l’humour des commentaires de Flûte !). Cette tension du discours ne dissipe pourtant rien de la magie des Gambe et Voix Céleste dans les Adagios des deux symphonies, mais elle sait corser le breuvage.
Seule relative déception, un Intermezzo un peu aigre et maigrichon pour l‘opus. 42 no 2 : quelques notes qui collent aux doigts, une réserve qui estompe la motricité et le caractère impérieux au profit d’un chromo qui jure avec le haut voltage des prestations environnantes. Car ailleurs le zèle de Pierre Labric vaut souvent ravalement de façade, et constitue toujours un redoutable antidote envers les approches sulpiciennes qui affadissent ou pontifient la musique de Widor. Les sessions préservent l’art très spontané de cet élève de Marcel Dupré, proche de l’improvisation, du moins nous parlent avec une franchise et une vitalité qui ne peuvent laisser insensible. Une leçon à thésauriser. Que ce génie de la couleur, du flamboiement, qui joue ces partitions comme l’on conte et clame, se garde des héritiers !
Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 10
Christophe Steyne