Antal Doráti, les années Minneapolis
Antal Doráti, The Mercury Masters. The Mono Recordings. Minneapolis Symphony Orchestra, Chicago Symphony Orchestra, direction : Antal Doráti. 1952-1954. Livret en anglais. 31 CD 484 4064.
Antal Doráti, The Mercury Masters. The Stereo Recordings. Minneapolis Symphony Orchestra, direction : Antal Doráti. 1956-1960. Livret en anglais. 30 CD 484 4027.
A l'occasion des 35 ans du décès du grand chef d’orchestre Antal Doráti, Eloquence Australia commercialise deux boites comprenant le legs du chef hongrois au pupitre de l’Orchestre symphonique de Minneapolis (1949-1960) gravé pour Mercury tant en monophonie qu’en stéréophonie. Si la partie stéréo de cette somme est relativement rééditée, il n’en va pas de même de la partie monophonique qui comprend de nombreuses premières mondiales sur CD !
Biographies croisées
Issu d’une famille de musiciens, Antal Doráti étudie à l’Académie Franz Liszt de Budapest tant la composition avec Zoltán Kodály et Leó Weiner que le piano avec Béla Bartók. Il fait ses débuts en 1924 dans la fosse de l’Opéra de Budapest. On le retrouve ensuite directeur musical des Ballets russes de Monte-Carlo, troupe renommée ensuite Original Ballet Russe (1937-1941), équipée qui tente de prendre le relais de la célèbre compagnie créée par Diaghilev. Antal Doráti dirige ainsi des tournées internationales et réalise des arrangements d'œuvres de Johann Strauss ou Jacques Offenbach pour des chorégraphies. Le chef s’installe ensuite aux USA où il prend la direction musicale d’une nouvelle troupe de ballet : l'American Ballet Theatre de New York. En 1945, il quitte ses fonctions et devient Directeur musical du Dallas Symphony Orchestra. L’orchestre texan est alors à un tournant : il devient une formation exclusivement professionnelle et affiche de grandes ambitions après avoir dû interrompre ses activités pendant la Seconde Guerre mondiale. En quelques mois, le chef remet les pendules à l’heure et présente un formation en ordre de marche pour une première saison ambitieuse. Dans le même temps, il parvient à signer avec la prestigieuse maison de disque RCA pour quelques enregistrements dont certains avec rien moins que Yehudi Menuhin et Arthur Rubinstein. En 1948, le chef quitte Dallas pour prendre la tête de l’Orchestre de Minneapolis, tout auréolé de sa réputation de bâtisseur d’orchestre.
Si elle n’est pas la ville la plus connue des USA, Minneapolis est un centre économique et universitaire de haut vol : outre de grandes entreprises, la cité accueille une université prestigieuse. Fondé en 1909, l’orchestre symphonique de Minneapolis est une phalange qui a toujours été à la pointe de l’innovation avec l’une des premières séries de concerts pour le jeune public et la première retransmission nationale d’un concert par la radio, en 1923, sous la direction de Bruno Walter. Du côté du phonographe, l’orchestre est également pionnier en étant l’un des premiers orchestres symphoniques enregistrés ! En 1924, il grave sous la direction d’Eugène Ormandy, pour Columbia, le premier enregistrement électrique de la Symphonie n°2 de Mahler. L’orchestre est alors lié avec Columbia tant sous la direction d’Ormandy, alors directeur musical, que sous celle de son successeur la fantasque Dimitri Mitropoulos. Antal Doráti n’arrive pas les mains vides : il initie une collaboration avec le label Mercury en quête de collaboration à long terme avec sa technologie de prise de son par un seul micro : les Mercury Living Presence Series, initiées par C. Robert (Bob) Fine et David Hall. Il va s’en suivre une belle collaboration dont témoignent ces deux coffrets. L’alliance entre la technologie et l’équipe musicale va faire des étincelles avec un tête de gondole l’album qui propose l’Ouverture 1812 de Tchaikovsky avec l’enregistrement de véritables sons d'un véritable canon français de 1775 de la West Point Academy et de véritables cloches du Laura Spelman Rockefeller Memorial Carillon, ce qui était novateur et spectaculaire. Ce disque fut un immense succès commercial créant la légende du tandem entre le chef et son orchestre.
Antal Doráti : le style
Antal Doráti impose une esthétique de son claire et tranchante. La masse instrumentale ne vise pas une forme d'opulence de son, mais s’efface au profit d’une esthétique sonore transparente et légère qui s’appuie sur une rythmique précise et une motorique allante. Cette attention portée à la rythmique, toujours vivifiée, permet au chef de marquer les contrastes dans un geste énergique presque fauvisme dans son impact. Ainsi l’enregistrement du Sacre du Printemps, de 1959, reste une référence par l’impact orchestral qui naît de cette précision du rythme porté par une énergie fruit d’une motortique implacable. Bien évidemment cette vision colle parfaitement au répertoire de démonstration du XXe siècle qui se base sur une virtuosité orchestrale : Stravinsky, Bartók, Copland, Prokofiev, Gershwin, Respighi, Britten, Ginastera, Strauss, Ravel, Bloch…
Chef formée au ballet, Dorati sait l'importance de l’accompagnement et du sens narratif, dès lors, sa direction est toujours vive au profit de la progression des partitions. Les ballets de Tchaïkovski donnés en intégrale ou en extraits sont des modèles : chaque morceau est brillant en lui-même pas l’histoire racontée par le chef, mais c’est toujours coulé dans une vision globale colorée. On aime particulièrement les œuvres de la dynastie Strauss qui sonnent avec une sève primesautière communicative dans une transe de rythmes endiablés et de couleurs. On est ici aux antipodes de la vision très grasse et opulente du son actuel des Wiener Philharmoniker qui donne des indigestions à chaque concert du nouvel an. Du côté du grand répertoire Beethoven, Brahms, Tchaïkovski, Mendelssohn, Mozart, Schubert, les résultats sont plus mitigés. Si on est subjugué par la force d’une Symphonie n°3 de Brahms portée par une énergie incroyable qui culmine dans un allégro final tétanisant ou une Symphonie n°5 de Tchaïkovski mobile et dégraissée, on peut regretter la linéarité de la Symphonie n°4 de Mendelssohn ou le manque de profondeur de l’Inachevée de Schubert, mais ces lectures méritent toute une oreille pour la leçon de direction qui en impose à tant de cheffes et de chefs actuel(le)s.
Le répertoire
Les deux coffrets sont très intéressants en matière de répertoire. On retrouve bien évidemment les grands classiques de parade symphonique, magnifiés par la prise de son : Shéhérazade de Rimsky-Korsakov, la Symphonie Fantastique de Berlioz, des ouvertures de Rossini, des grandes symphonies de Beethoven (Symphonies n°3, n°4, n°5 et n°8). Ces dernières sont ainsi bien plus réussies, plus vives et tranchantes que celles tirées de l’intégrale enregistrée à Londres pour DGG et récemment rééditée. Chef de ballet, Dorati grave son répertoire : les ballets de Tchaïkovski ; Coppélia de Delibes les œuvres de la famille Strauss mais aussi ses propres arrangements de valses avec Graduation Ball ainsi que Gaîté parisienne, pot-pourri désormais bien oublié et assez pachydermique de Manuel Rosenthal sur des airs d’Offenbach. Antal Doráti excelle également dans les oeuvres virtuoses du XXe siècles : Sacre du printemps et Petrouchka de Stravinsky, Concerto pour orchestre et Concerto pour violon n°2 de Béla Bartók, suite de Háry János de Zoltán Kodály, Symphonie n°5 de Prokofiev, Fontaines et Pins de Rome de Respighi . L’orchestre symphonique de Minneapolis a toujours eu une proximité avec la musique de son temps. Ainsi, on retrouve des oeuvres américaines fraîchement composées : la Symphonie n°3 de Copland dont il s’agit du premier enregistrement commercial mais aussi les oeuvres pittoresque du compositeur américain comme Rodeo, El Salón México ou la Danzón cubano des partitions de compositeurs trop négligés comme Alberto Ginastera et ses Variaciones Concertantes et Ernest Bloch et la méconnue Sinfonia breve ou des artistes moins connus comme Gunther Schuller, Paul Fetler, Wayne Peterson. Toutes ces œuvres ont en commun une qualité d’écriture taillée pour l’orchestre. A la rubrique étasunienne, on relève l'excellent couplage d’une suite tirée de Porgy and Bess de Gershwin couplée aux Spirituals de Morton Gould.
Compositeur lui-même Antal Doráti est représenté par la Symphonie de 1957, sorte d’hommage nostalgique à sa Hongrie natale et par le Nocturne et Capriccio pour hautbois et quatuor, diamant chambriste. Signalons en bonus de cet album, un sympathique entretien avec le chef.
Peu de concertos dans ces deux boîtes à l'exception de deux musts : le Concerto n°2 de Rachmaninov avev Byron Janis et du Concerto pour violon n°2 de Béla Bartók avc Yehudi Menuhin.
Deux albums sont à la marge de coffret : l’un capté par le chef au pupitre du Chicago Symphony Orchestra pour un couplage démoniaque entre la suite du Mandarin Merveilleux de Béla Bartók et les Variations sur le thème du Paon de Zoltán Kodály, du technicolor symphonique ! L’autre est très à la marge et il propose de son, des cloches ‘Magic of the bells” du Laura Spelman Rockefeller Memorial Carillon, grande performance de prise de son réalisée en même temps que l’enregistrement de 1812 de Tchaïkovski avec les cloches qui ont servies pour Tchaikovski.
Comme toujours avec Eloquence Australia, le soin éditorial est absolument exemplaire : beauté du packaging, reproduction des couvertures des LP originaux mais également booklet de grande valeur richement illustré. Le collectionneur cherchera sans doute le coffret monophonique qui comprend une très large part de première mondiale alors que les hifistes pourront se rabattre sur le coffret Stéréo. Dans tous les cas, les amateurs de direction d’orchestre et des répertoires du XXe siècles seront heureux de réécouter ce legs qui compte parmi les grandes tandems artistiques de l'histoire du disque.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Pierre-Jean Tribot