La musique instrumentale d'Henry Purcell

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Dans la préface à la première édition des Fantaisies de Purcell, qui date de 1927 seulement, le compositeur Peter Warlock compare le maître de Didon et Enée à la figure de Janus regardant à la fois vers le passé et l'avenir. Nulle part ce double visage ne nous apparaîtra mieux que dans la musique instrumentale de Purcell, à la fois aboutissement et couronnement d'une tradition nationale séculaire, et synthèse audacieuse et novatrice de tendances continentales et insulaires fusionnant de la plus heureuse manière. Certes, la production purement instrumentale du compositeur est loin d'égaler en volume le vaste ensemble de ses oeuvres vocales, scéniques, religieuses ou de circonstance. Mais dans le domaine du clavier et surtout de la musique de chambre pour cordes, Purcell nous laisse un nombre élevé de chefs-d'oeuvre où sa fascinante personnalité apparaît dans toute sa plénitude, et qui, de plus, occupent de toute évidence une place unique dans la musique de son pays.

  • Les Fantaisies

La Fantaisie pour ensemble de violes est une des gloires de la musique en Angleterre, et ce répertoire unique en son genre, s'étendant sur près de deux siècles, représente la forme de musique de chambre instrumentale la plus parfaite et la plus élevée composée en Europe avant l'ère du quatuor à cordes classique. Il s'agit de pièces en un mouvement, parfois assez amplement développé, comportant plusieurs sections, de matière thématique et et de tempo différents, d'écriture sévère et savamment polyphonique, mais en même temps d'une expression intense et souvent pathétique grâce à d'étonnantes audaces harmoniques. Confiées de préférence à un ensemble homogène de violes de différentes tailles, ces pièces, écrites généralement à trois, quatre ou cinq voix, atteignent à un niveau d'inspiration, de science et de sentiment sans rival dans toute la production instrumentale européenne de cette époque. En général, de brèves sections homophones, de tempo lent, et abondant en rencontres harmoniques particulièrement osées, précèdent ou séparent les épisodes purement contrapuntiques, d'allure plus rapide. La polyphonie est tantôt libre, tantôt stricte au point d'annoncer la fugue classique ; la matière thématique est tantôt d'un chromatisme savant et recherché, tantôt puisée aux sources du folklore anglais ; le rythme, d'une souveraine liberté, riche en syncopes, ignore allègrement les servitudes de la barre de mesure.

Entre le début du XVIe et la fin du XVIIe siècle, ces Fancies se comptent par centaines, et les plus grands maîtres (de Byrd à John Jenkins, en passant par Tye, Gibbons, Lawes...) en ont écrit d'admirables. Ils ont également cultivé le genre de l'In Nomine, forme particulière de la Fantaisie, qui tire son nom du thème liturgique qui, à l'une des voix, parcourt tout le morceau à la manière d'un Cantus firmus, en valeurs longues et égales, tandis que les autres voix l'entourent de leurs contrechants. Les compositeurs de la première moitié du XVIIe siècle comme William Lawes et John Jenkins introduisirent dans la Fancy le chromatisme expressif emprunté au madrigal, mais bientôt la vogue de ces oeuvres s'effaça devant l'offensive du violon et l'invasion de musique étrangère qui submergea l'Angleterre de la Restauration. Les quinze Fantaisies de Purcell (en fait treize Fantaisies et deux In Nomine) s'inscrivent totalement dans cette tradition dont Matthew Locke avait été le dernier représentant inspiré. Elles nous sont parvenues sous forme d'un manuscrit qui repose au British Museum. Elles n'intéressèrent personne du vivant de Purcell, qui n'essaya probablement même pas de les publier ! Juste retour des choses, elles nous semblent aujourd'hui surpasser en beauté et en signification tout le reste de sa production instrumentale. Cet ensemble de pièces de trois à sept voix, qui forme une véritable "somme" de pensée polyphonique à laquelle seuls l'Offrande musicale et l'Art de la fugue méritent d'être comparés, est l'oeuvre d'un tout jeune homme d'une vingtaine d'années, alors au début de sa trop brève mais fulgurante carrière. La profondeur expressive, la gravité souvent bouleversante de ces pages, jointes à leur science d'écriture hors pair et à leur audace prophétique, nous porte à les mettre au-dessus même des réalisations juvéniles les plus étonnantes d'un Mozart ou d'un Schubert !... Et pourtant ces pages si modernes de sonorité et de pensée seraient impensables sans deux siècles de tradition instrumentale spécifiquement anglaise dont Purcell ne représente que l'apothéose finale... et sans lendemain ! En effet, et le jeune musicien devait en avoir conscience, son effort était aussi anachronique que celui du Cantor de Leipzig lorsqu'il couchera sur le papier l'Art de la fugue.

La mélancolie profonde qui habite l'âme du compositeur se traduit par le fait que onze de ses quinze Fantaisies sont écrites en mineur (et particulièrement en sol et en ré mineur). Mais à l'énoncé de ce choix relativement restreint, qui se douterait de la prodigieuse mobilité tonale dont témoignent ces pièces, marquées par des modulations constantes et très rapides (on compte parfois quatre ou cinq tonalités différentes dans une même mesure !), l'usage systématique du chromatisme, des résolutions irrégulières et d'abondants retards et appogiatures... qui sont autant de moyens utilisés par Purcell pour exprimer son âme fiévreuse et tourmentée. Le compositeur explore déjà jusqu'à ses plus extrêmes limites le domaine de la tonalité, retardant parfois les résolutions autant qu'un Wagner. Mais l'analyse attentive révèle que ces audaces sont le fait d'une suprême logique contrapuntique d'une totale discipline et d'une virtuosité que même Bach n'a pas dépassée. Mais le vrai miracle, c'est qu'une science aussi prodigieuse ne soit que la servante d'une expression aussi mobile et riche de nuances que celle de Mozart, passant de la joie pure et lumineuse (si rare pourtant !) au pathétique le plus déchirant ou à une profondeur purement métaphysique qui étonne de la part d'un homme aussi jeune. Il est impossible d'opérer un choix parmi cette série de parfaits chefs-d'oeuvre, dont chacun s'imprime de façon indélébile dans notre mémoire par la grâce de ses thèmes, taillés dans le marbre le plus pur, et qui comptent au nombre des plus beaux de toute la musique. La noblesse, la distinction, la sensibilité inquiète de notre musicien y éclatent sans cesse, et il transfigure jusqu'aux thèmes proches du folklore anglais d'un halo de légende et de rêve...

  • Les sonates

Plus jamais Purcell ne devait revenir à ce genre désormais périmé, et dont il avait du reste épuisé toutes les possibilités. Toujours est-il que cette pratique précoce de la polyphonie transcendante a marqué toute sa production ultérieure d'un sceau indélébile. Cela s'applique tout particulièrement à ses Sonates en Trio, qui témoignent d'une densité de pensée musicale bien supérieure à celle de toute la production similaire de cette époque, à commencer par les fameux "modèles italiens" qu'invoque Purcell dans sa préface. Il est normal, du reste, que les sonates se rapprochent du style et du climat sonore expressif des Fantaisies, puisque le Premier Livre de Sonates parut en 1683, trois ans seulement après la rédaction des Fantaisies, et que tout permet de penser que la majorité des oeuvres contenues dans le Second Livre date de la même époque. Par rapport à ces "modèles italiens" (Bassani, Vitali, mais sans doute pas Corelli dont le premier recueil paraît également en 1683), Purcell se montre supérieur, tant au point de vue de la richesse d'invention qu'à ceux de la maîtrise d'écriture, de la densité de pensée et de l'audace harmonique. Sans doute l'écriture du violon n'atteint-elle jamais, chez Purcell, à la réelle virtuosité de ses rivaux continentaux, mais la technique instrumentale simple et modeste est toujours efficace et parfaitement adéquate à la matière musicale. Certes, les vingt-deux Sonates en Trio que nous laisse Purcell sont les plus belles et les plus significatives de leur époque avec celles de François Couperin, qu'elles évoquent fréquemment, et celles de Buxtehude (1696), bien différentes au contraire. Purcell était d'ailleurs parfaitement conscient de la qualité de son travail puisqu'il édita avec un soin exceptionnel son Premier Livre l'année même de sa composition. Par leur haute tenue, les sonates de Purcell appartiennent toutes au type de la sonate d'église (ou da chiesa), ce qui est encore souligné par la préférence que l'auteur, dans l'intitulé de son recueil, accorde à l'orgue plutôt qu'au clavecin ("to the Organ or Harpsechord") pour la réalisation de la basse continue. Celle-ci est également assurée par la viole de gambe (le violoncelle était encore peu répandu en Angleterre), mais cette dernière se détache fréquemment de la basse chiffrée pour exécuter une partie indépendante, pratique assurément fort rare dans le domaine, ce qui explique peut-être que la veuve du compositeur ait choisi de faire paraître le second recueil en 1697, deux ans après la mort de son mari, sous le titre Sonatas in four parts. Les sonates de Purcell comportent de quatre à sept mouvements, mais le plus souvent cinq ou six, et sont écrites dans une grande variété de tonalités. Le plus souvent, le mouvement initial est lent ou modéré, avec un usage fréquent des rythmes pointés de l'ouverture "à la française", tandis qu'une Canzone, mouvement fugué rapide, prend régulièrement place en seconde position. On remarque également dans ces oeuvres des transitions homophones qui se rapprochent de l'esprit des Fantaisies, alors que les Airs évoquent davantage les "modèles italiens" et l'univers du théâtre purcellien. Au total, ces sonates comportent donc autant d'éléments du passé que de l'avenir, et si elles nous semblent moins parfaitement intégrées, parfois, que les Fantaisies, si la fusion entre le fond et la forme ne nous paraît pas toujours aussi idéalement parfaite que dans ces dernières, il faut avouer qu'elles regorgent de beautés de premier ordre, et qu'elles surpassent les Fantaisies par l'ampleur et la variété.

  • Quelques pièces isolées

Il faut se garder de négliger quelques pages isolées qui complètent la production de musique de chambre de Purcell, et qui ne le cèdent en rien aux oeuvres plus célèbres groupées dans les recueils. Ainsi le manuscrit des Fantaisies de 1680 comprend une Pavane et une Chaconne dans lesquelles le compositeur a sublimé l'esprit de la danse en une oeuvre de musique pure d'une richesse harmonique et contrapuntique réellement remarquable. Il faut citer ensuite une très belle et très brillante Fantaisie intitulée "three parts on a ground", qui est en fait une véritable chaconne sur une basse obstinée de six mesures. Enfin, nous possédons de Purcell une seule et unique Sonate pour violon et basse continue (en sol mineur), proche par la forme et le langage des Sonates en trio.

  • Musique pour clavecin

La musique pour clavier de Purcell est fort loin d'atteindre à l'importance de sa musique de chambre pour cordes. Contrairement à cette dernière, elle date entièrement de la seconde partie de sa brève carrière, alors qu'il consacrait le meilleur de son génie à la musique de scène, aux Odes de circonstance et à la musique religieuse. Sa production pour clavecin représente donc le fruit d'une activité quelque peu marginale, et une grande partie semble avoir été conçue dans des buts pédagogiques, ce qui explique les dimensions restreintes et la technique fort simple de ces pièces. On trouve d'abord douze pièces séparées dans un recueil collectif publié par l'éditeur Playford (The Second Part of Musick's Hand-Maid) qui comprend quelques bagatelles sans importance, mais aussi quelques perles rares comme le très beau New Sotch Tune au parfum écossais si étrange et si typique, ainsi que le célèbre New Ground, alternant à la manière d'un rondeau des rythmes syncopés et une mélodie joliment ornée sur une basse obstinée immuable. Autres petits chefs-d'oeuvre, la mélancolique sarabande Sefauchi's Farewell, écrite pour le départ d'un castrat fameux, Siface, et le New Irish Tune au thème d'allure populaire, qui connut la célébrité comme chant révolutionnaire en 1688 lors de la déposition de Jacques II (c'est le fameux Lilliburlero). En 1696, la veuve de Purcell fit paraître un important recueil intitulé A Choice Collection of Lessons for the Harpsichord or the Spinet. On y trouve les huit Suites qui forment l'essentiel de son oeuvre de clavecin. Sans doute ces pièces nous paraissent-elles bien modestes à côté de celles d'un Bach ou d'un Couperin, mais elles représentent néanmoins le meilleur de la musique de clavecin anglaise après la glorieuse école des virginalistes. Le cadre formel et l'écriture instrumentale évoquent Froberger, alors que le langage mélodique et harmonique si particulier de notre musicien avait trouvé un précurseur en la personne de Louis Couperin, dont on évoque également le souvenir devant certains préludes "non mesurés" encore proches du luth dont ils sont issus. En tous cas, les Suites de Purcell supportent aisément la comparaison avec celles de ses contemporains allemands Buxtehude et Krieger. Elles sont néanmoins de dimensions et de valeur très diverses, certaines n'étant que de brèves ébauches. La plus importante, et la seule qui mérite l'épithète de chef-d'œuvre, est sans contredit la 2e en sol mineur (ce ton semble toujours inspirer notre musicien !).L'oeuvre pour clavecin de Purcell se complète par dix-neuf pièces séparées qui nous sont parvenues par diverses sources manuscrites. On y trouve les mêmes types de danses que dans les autres Suites, avec, en plus, une Gavotte, ainsi que d'autres pièces de peu d'importance dont on isolera pourtant le joli Ground in Gamut dont les huit variations se déroulent sur une ligne de basse pratiquement identique à celle des Variations Goldberg de Bach !

  • La musique d'orgue

L'oeuvre d'orgue de Purcell se réduit à bien peu de choses : d'une part, trois petites pièces, erronément classées parmi les oeuvres pour clavecin (Voluntary, Verse et Prelude), d'autre part quatre Voluntaries dont le dernier, traité en écho, à la mode du temps, est sans doute apocryphe. Seul l'un d'entre eux, conçu pour le double-organ, combinaison spécifiquement anglaise du grand orgue et de l'orgue de choeur permettant d'intéressants dialogues, témoigne d'une forme et d'une écriture assez élaborée. Mais ce sont là malgré tout des pages d'importance très secondaire.

  • Musique pour orchestre

En dehors d'une brillante Sonate pour Trompette et cordes en ré majeur, dont le style et l'ordonnance en trois mouvements (vif-lent-vif) ainsi que l'absence de trompette dans le "lent" révèlent des modèles italiens, particulièrement Giuseppe Torelli et les musiciens de l'école de Bologne, il n'existe pas de musique purement orchestrale de Purcell. Mais les orchestres ont bien vite pallié cette lacune en puisant largement dans le trésor des cinquante-quatre partitions théâtrales du compositeur, où les pages instrumentales abondent. Leur examen dépasse le cadre de cet article, mais il faut signaler que l'orchestre purcellien, loin de se limiter aux seules cordes, fait largement appel aux flûtes, hautbois, bassons, trompettes et timbales, avec un éclat et un sens de la couleur uniques à l'époque. Ici aussi, le génie de Purcell rayonne de son immortelle jeunesse et de sa grâce inimitable pour notre joie à tous !

Harry Halbreich

Cet article est extrait d'un dossier Purcell et son temps publié dans les éditions papiers de Crescendo Magazine.

 

 

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