L’opéra vénitien en son berceau : un effervescent laboratoire pour la troupe de Paolo Zanzu
Un Secolo Cantante. Œuvres de Francesco Cavalli (1602-1676), Benedetto Ferrari (c1603-1681), Claudio Monteverdi (1567-1643), Marco Uccellini (1603-1680), Francesco Sacrati (1605-1650), Michelangelo Brunerio (c1610-?), Barbara Strozzi (1619-1677). Emmanuelle de Negri, soprano. Blandine Staskiewicz, mezzo-soprano. Paul-Antoine Bénos-Djian, contre-ténor. Zachary Wilder, ténor. Salvo Vitale, basse. Paolo Zanzu, clavecin, orgue, direction. Le Stagioni. Liv Heym, Roldán Bernabé-Carrión, violon, alto. Laurent Muller, alto. Isabelle Saint-Yves, basse de viole. Jérôme Huille, violoncelle, lirone. Daniel de Morais, Simone Vallerotonda, théorbe. Notice en anglais, français et italien (livret avec paroles en italien, traduction en anglais et français). Octobre 2022. TT 58’59. Arcana A553
Nous plonger dans le fertile chaudron des prémices de l’opéra vénitien : tel est le projet de ce disque qui emprunte son titre à une tirade de La finta pazza de Francesco Sacrati, dont la scène de folie se situe au cœur de ce CD. En marge des aristocratiques cénacles, les troupes itinérantes s’implantèrent dans la sérénissime République. Après le triomphe en 1637 de L’Andromeda de Francesco Manelli, le Teatro San Cassiano y devint le prototype des scènes publiques qui perdurent jusqu’à nos modernes billetteries. Dans ce berceau du dramma per musica, des genres s’inspirent mutuellement (le madrigal épouse la basse continue) voire se fomentent : l’arioso devient ardent, cultive une variété d’affects annonçant la cantate baroque à naître.
Par une ingénieuse structure en abîme, le programme de cet album intègre ces différentes formes en une sorte d’opéra imaginaire, visant à « montrer les jeux d’influences entre la musique théâtrale et les autres genres de l’époque », selon les mots de Paolo Zanzu. L’Omindo de Franceso Cavalli en fournit le Prologue et la conclusion, sous guise d’un double duo à quatre protagonistes (« Volate, fuggite »). S’insèrent deux lamentos : « Cielo sia con tua pace » de Benedetto Ferrari, et la Pianto della Madonna de Claudio Monteverdi qui assimile la Vierge et la mythologique Ariane, tout en permettant une lecture métaphorique personnifiant la cité vénitienne. De veine sérieuse ou comique, duos et ensembles complètent ce riche polyptyque.
Au sommet de cette anthologie, la feinte déraison de Déidamie face à un capitaine madré (« Guerrieri, all’armi, all’armi ») est l’occasion d’inviter une première discographique : « Nella musica del mondo » tiré des Bassi concenti de Michelangelo Brunerio, sur un texte commun au livret utilisé par Sacrati : un air dont la virtuosité rivalise avec la partition redécouverte en 1984 dans l’insulaire palais des Princes Borromée sur l’Isola Bella. Loin des ternes photos reproduites dans le livret : une captivante confrontation pour l’auditeur !
Trois intermèdes instrumentaux extraits des Sonate, arie e correnti de Marco Uccellini ponctuent ce récital. Face au laconisme des sources d’époque, la notice étaye ses choix envers un accompagnement congru, confié au continuo d’archets, cordes pincées et clavecin. Un écrin vif et ajusté au millimètre épaule une prestation menée tambour battant par l’équipe de chanteurs, qui par son zèle parvient à rayonner dans l’acoustique certes exiguë de la Cité de la Voix, sur la montagne de Vézelay. Après avoir intelligemment illustré une « conversazione, réunion libérale d’esprits élevés [...] au début du XVIIIe siècle à Rome, dans les cours cardinalices et princières », Paolo Zanzu nous propose un spectacle tout aussi intelligemment conçu, et interprété avec toute la fièvre souhaitable, répondant au temps de carnaval qui vit éclore les œuvres. Toute l’effervescence de l’extravagante Venise, laboratoire des modes, fécond atelier d’alchimie vocale, bouillonne dans cette éprouvette à sensations !
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10