L’Or du Rhin et la Walkyrie au Staatsoper de Berlin sous la direction de Thomas Guggeis

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A la tête du Staatsoper de Berlin depuis 1992, Daniel Barenboim aurait dû marquer cette saison qui le verra fêter ses quatre-vingts ans en dirigeant par trois fois une Tétralogie complète. Malheureusement, on sait que le pianiste et chef israélo-argentin doit affronter pour l’instant d’assez sérieux problèmes de santé, raison pour laquelle il a dû pour ce Ring si attendu être remplacé au pupitre de la maison berlinoise par deux chefs. C’est l’expérimenté Christian Thielemann qui prenait à son compte les premier et troisième cycles, alors que c’est le jeune Thomas Guggeis -assistant de Barenboim à Berlin (et cité comme tel dans le programme), mais aussi futur Generalmusikdirektor à Francfort- qui se voyait confier le deuxième dont il sera question ici.

Les représentations de chaque cycle s’étendant sur huit jours, l’auteur du présent compte-rendu a dû se limiter à assister aux deux premières soirées d’une production dont on reparlera sans doute encore longtemps.

Une oeuvre posant des questions essentielles sur le pouvoir, l’amour, le devoir, l’argent, la folie de la possession et de la cupidité est bien sûr de tous les temps et de tous les lieux. Il est devenu si habituel de voir des oeuvres classiques et romantiques transposées dans des époques ultérieures ou contemporaines que cela ne choque plus personne, mais il faut reconnaître que le metteur en scène russe Dimitri Tcherniakov fait très fort. 

L’action, apparemment située dans les années 1960 à en juger par la vêture des personnages, se déroule principalement dans un institut de recherches sur le comportement humain, pompeusement intitulé Experimental Scientific Centre for Human Evolution ou E.S.C.H.E. (Le mot Esche signifie frêne en allemand, arbre du tronc duquel Siegmund est censé extraire l’épée au premier acte de la Walkyrie, mais Tcherniakov n’aimant guère ce qui est simple et univoque et s’évertuant à éliminer toutes les références mythiques ou magiques de l’oeuvre, le héros prendra bêtement l’arme sur une étagère du coquet appartement où résident Hunding et Sieglinde. Nous y reviendrons). Il est maintenant aisé de deviner que Wotan apparaît sans lance ni bandeau sur l’oeil et le spectateur ne verra pas Alberich se transformer en dragon ou en crapaud (on ne voit d’ailleurs pas le fameux Tarnhelm censé le rendre invisible). 

Il faut dire ici quelques mots des décors extrêmement ingénieux également dus à Dimitri Tcherniakov. Par exemple, la première scène de l’Or du Rhin (où on ne verra d’ailleurs à un aucun moment ni or ni Rhin) se déroule dans un laboratoire où Alberich -casque à électroencéphalogramme sur la tête- est examiné par les Filles du Rhin qui prennent assidûment des notes. Les personnages sont également aisément identifiables à leur costumes aux couleurs assez laides mais reconnaissables de loin : Wotan arbore un beau costume trois pièces vert olive, Loge est en jaune bouton d’or, Donner en bleu pâle. Le décor se déplaçant aussi bien verticalement que latéralement, nous verrons des Nibelungen hébétés travaillant comme des automates dans un sinistre atelier en sous-sol.

Un niveau plus haut, l’institut comporte également une pièce assez violemment éclairée remplie de lapins en cage qui ont l’air de se demander ce qu’ils font là. 

Dans les deux opéras, l’action se déroulera pour bonne part dans ce Walhalla/Institut de recherches comportant aussi une cossue salle de réunion comme on pourrait en trouver dans une grande entreprise et un petit amphithéâtre à trois rangées. Le lieu abrite également une espèce d’atrium/jardin où trône, dans l’Or du Rhin, le fameux arbre qu’on est sûr de retrouver dans la Walkyrie mais qui, comme dit, n’y apparaîtra point. 

Pour ce qui est de la Walkyrie, Siegmund ressemble moins à un guerrier en fuite qu’à un jeune en parka et sweat à capuche. Le couple Hunding-Sieglinde ne réside pas dans une humble masure, mais dans un sympathique appartement au décor épuré et avec tout le confort moderne. Le maître des lieux n’est pas un rude chasseur, mais un très peu commode militaire à l’allure vaguement soviétique (long manteau noir et imposante casquette) qui, à la veille du duel avec Siegmund, va dormir en gardant ses chaussettes. Siegmund ne périra pas en combat singulier mais sera mis à mort par des hommes de main qui pourraient être sortis des rangs du groupe Wagner (dont on sait que le nom n’a pas été choisi par hasard).

Les Walkyries n’arrivent pas en chevauchant leurs montures mais se retrouvent en tenue décontractée dans le petit amphithéâtre qui servira aussi de décor aux adieux de Wotan. C’est là que Brünnhilde construira elle-même le cercle de feu où elle s’endormira en alignant en ovale des chaises dont elle marquera le dossier au feutre orange.

On peut penser ce qu’on veut de cette approche qui fait l’impasse sur la dimension mythique du drame sans oser aller à fond sur la voie de la critique de la modernité stérile ou du capitalisme et de sa violence, mais si la mise en scène peut irriter (et elle le fait souvent), elle donne aussi à réfléchir. En revanche, Tcherniakov excelle dans la Personenregie. Il réussit -puissamment aidé par une distribution quasi parfaite- à conférer aux protagonistes un poids, une épaisseur bien réels. Qui plus est, ces deux opéras sont admirablement chantés par une équipe de premier plan, où seuls sont en retrait le Siegmund sous-vitaminé de Robert Watson et le Donner assez terne de Lauri Vasar. On n’oubliera pas de sitôt les sensationnelles Filles du Rhin de Evelin Novak (Wogline),Natalia Skrycka (Wellgunde) et Anna Lapkovskaja (Flosshilde), ni l’Alberich noir de Johannes Martin Kränzle, les terrifiants Peter Rose (Fafner) et Mika Lares (Fasolt et Hunding). On ne s’attendait pas à retrouver ici Rolando Villazón en Loge cauteleux à souhait, ce qui rend les quelques huées à son adresse d’autant plus incompréhensibles. Siyabonga Maqungo est un Froh exquis.

Si Claudia Mahnke est une Fricka très satisafaisante, on passe un cran au-dessus avec l’incandescente Sieglinde de Vida Miknevičiūtė  et, plus encore, la splendide Brünnhilde d’Anja Kampe. Enfin, comment ne pas exprimer son admiration devant le Wotan complexe, torturé et velléitaire, incarné avec autant de finesse que d’autorité par Michael Volle?

Mais la révélation de la soirée se nomme Thomas Guggeis. A la tête d’un orchestre proprement extraordinaire, ce jeune chef mérite les plus vifs éloges dans sa compréhension de la partition (choix de tempos toujours pertinents, sonorité à la fois transparente et pleine, maintien de la tension, absence de clinquant et de brutalité, soutien total aux chanteurs) comme dans son autorité, son dynamisme et sa poésie. A 29 ans à peine, voici un artiste promis aux plus belles destinées. 

Berlin, Staatsoper Unter den Linden, 15 et 16 octobre 2022.

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : Monika Rittershaus

 

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