Lucrezia Borgia de Donizetti à Bergame, un spectacle qui laisse perplexe

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Gaetano Donizetti (1797-1848) : Lucrezia Borgia, opera seria en un prologue et deux actes. Marko Mimica (Don Alfonso), Carmela Remigio (Donna Lucrezia Borgia), Xabier Anduaga (Gennaro), Varduhi Abrahamyan (Maffio Orsini), etc. Chœurs du Teatro Municipale di Piacenza ; Orchestra Giovanile Luigi Cherubini, direction Riccardo Frizza. 2019. Notice en italien et en anglais, avec bref synopsis. 144.00. Deux DVD Dynamic 37849. Aussi disponible en Blu Ray. 

Le 3 février 1833, le drame de Victor Hugo, Lucrèce Borgia, est créé au Théâtre de la Porte-Saint-Martin à Paris avec un grand succès. La réputation sulfureuse de la fille naturelle de Rodrigue Borgia, futur Pape Alexandre VI, et sœur de César Borgia, est construite autour de scandales où Lucrèce (1480-1519) apparaît comme incestueuse et empoisonneuse. Des études historiques ont quelque peu modifié la figure de cette protectrice des arts et des lettres de son temps et en ont même fait une victime de la soif de pouvoir d’une famille qui ne reculait devant aucun crime. Le portrait qu’en a fait Victor Hugo dans sa pièce n’est pas flatteur, il est même monstrueux, avec toutefois une nuance que l’on retrouve dans sa préface : Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime ; et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre, mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Le sujet ne va pas tarder à se retrouver sur la scène lyrique. Dans les mois qui suivent, le poète Felice Romani (1788-1865), qui écrira des livrets pour un grand nombre de compositeurs parmi lesquels Rossini, Mercadante, Meyerbeer et même Un giorno di regno pour Verdi, est sollicité pour l’ouverture de la Scala de Milan en décembre 1833. Romani ne livre son texte qu’un mois avant la première ; Donizetti va accomplir l’exploit d’en écrire la musique en si peu de semaines ! L’opéra est créé le 26 décembre. On ne s’attardera pas ici sur les péripéties entraînées par l’opposition de Victor Hugo au texte français traduit de la langue originale en 1840, ce qui donnera lieu à un procès gagné par l’auteur de Notre-Dame de Paris. Par la suite, le livret a subi des modifications et l’ouvrage sera joué sous divers titres, ce qui ne l’empêchera pas d’être régulièrement programmé tout au long du XIXe siècle. 

Nous sommes dans l’Italie du XVIe siècle, à Venise pour le prologue, à Ferrare pour les deux actes qui suivent. On connaît le ressort de l’action du début, où un groupe de jeunes gens, parmi lesquels se trouve Gennaro qui ignore ses origines mais est en réalité le fils de Lucrezia Borgia, rencontre celle-ci, qui ne se fait pas reconnaître. Le même groupe se retrouve à Ferrare, invité à la Cour du Duc Alfonso et de son épouse Lucrezia. Le Duc croit que Gennaro est l’amant de sa femme et veut le tuer. Gennaro dément l’accusation et mutile le blason qui orne le palais ducal, transformant le nom de Borgia en Orgia. Lucrezia veut le châtiment du coupable, ignorant qu’il s’agit de son fils. Elle s’en rend compte lorsqu’il est arrêté et qu’il comparaît devant le couple ducal. Alfonso Borgia oblige sa femme à le faire mourir par empoisonnement ; elle le sauve en lui donnant un antidote et l’implore de quitter la ville. Mais Gennaro, poussé par ses amis, décide d’assister à la fête donnée par la Princesse Negroni. C’est un piège monté par Lucrezia qui fait empoisonner tous les jeunes gens. Gennaro est parmi eux, ce qu’elle découvre avec horreur ; il refuse d’absorber l’antidote et succombe dans ses bras en apprenant qu’il est son fils. Désespérée, Lucrezia s’empoisonne à son tour.

La présente production, filmée les 22 et 24 novembre 2019 dans le cadre du Festival d’Opéra Donizetti au Teatro Sociale de Bergame, a opté pour une récente édition critique de Roger Parker et Rosie Ward. Elle combine la version de la création de 1833 à celle de Paris en 1840 (les révisions n’ont pas manqué) avec, dans le Prologue, la deuxième strophe du cantabile Com’é bello remplacée par une cabalette, et le choix d’une seule strophe dans la cabalette finale. Souvent plongée dans un contexte sombre pour ne pas dire noir, d’où émergent le blanc et le jaune vif pour la robe de Lucrezia, la vision à domicile n’est peut-être pas tout à fait représentative du spectacle sur scène ; elle donne une impression de manque d’aération et d’espace. Par ailleurs, il ne faut pas s’attendre à une évocation précise des cités de Venise et de Ferrare, le décor d’Alberto Beltrame étant des plus stylisés, avec un immense caisson, éclairé au-dessus du plateau, qui peut basculer pour attirer l’attention sur une surface neutre où l’inscription BORGIA apparaît. C’est assez rudimentaire, l’effet esthétique est discutable ; admettons que ce soit un choix pour se concentrer sur l’action.  

Le jeune metteur en scène Andrea Bernard a par ailleurs opté pour un étonnant pré-prologue qui laisse le spectateur plein de perplexité. Une jeune femme, que l’on suppose être Lucrezia, s’occupe de son enfant placé dans un berceau. Un moment d’inattention est mis à profit par un personnage qui ne peut être que le Pape (qui d’autre, vu la tiare qui lui sert de couvre-chef ?) pour prendre l’enfant et l’emporter avec lui, laissant la mère désespérée quand elle s’aperçoit que le berceau est vide. On a du mal à comprendre la portée de cette scène. Nous nous garderons bien de l’approfondir, laissant au spectateur le soin de se faire sa propre opinion. Mais on entre ainsi directement dans la violence, y compris sexuelle, qui sera constante pendant toute la soirée, les mains baladeuses, les caresses non désirées et les tentatives de viol étant de rigueur. Là aussi, on jugera de cette nécessité, peu évidente en ce qui nous concerne, car le personnage de la Lucrezia de Donizetti n’est pas, à notre avis, celle, monstrueuse, de Victor Hugo, mais une héroïne au destin pathétique que les circonstances vont plonger dans une terrible tragédie qu’elle n’arrivera pas à éviter. Ce qui n’enlève rien à son côté destructeur. On notera toutefois un travail intéressant sur les mouvements de groupe. Globalement, ce n’est pas dans la mise en scène que l’on cherchera son bonheur mais plutôt du côté de la musique et du chant.

Riccardo Frizza (°1951), directeur du Festival Donizetti de Bergame, mène avec une grande efficacité sa formation de jeunes instrumentistes, l’Orchestra Giovanile Luigi Cherubini (fondé en 2004 par Riccardo Muti) ; il porte l’action, grâce à des tempi vifs sans excès, vers des moments de tension adéquate. Ce spécialiste de l’opéra italien, actif sur de nombreuses scènes internationales, arrive à créer une atmosphère pleine de nuances et de variations de couleurs qui servent bien le compositeur. Les chœurs sont également bien en place et en voix. L’ensemble du plateau est correctement distribué, la satisfaction du public lors des applaudissements attestant de cette réalité. Nous nous concentrerons donc sur les prestations des quatre protagonistes principaux. Le rôle du Duc Alfonso est dévolu au baryton croate Marko Mimica, qui a fait partie de la troupe du Deutsche Oper Berlin entre 2011 et 2016 et que l’on a pu entendre à l’Opéra Royal de Wallonie dans un autre Donizetti, Anna Bolena, en 1919 ; il était programmé à Liège dans La Sonnanbula de Bellini supprimée en 2020 pour cause de pandémie. La voix est puissante et profonde, Mimica apporte à la cruauté du noble jaloux une noirceur inébranlable, mais la conception pour laquelle nous avons émis des réserves lui enlève de la dignité aristocratique. Le jeune Maffio Orsini, ami de Gennaro, est confié à la mezzo-soprano arménienne Vardhu Abrahamyan, elle aussi présente à Liège en 2019 en Orphée de Gluck. On l’attend bien sûr dans l’air à boire Brindisi « Il segreto per esser felici », qu’elle aborde avec une fluidité distinguée, les aigus étant bien assurés. Le rôle du fils qui ignore ses origines, Gennaro, est l’apanage du jeune ténor basque-espagnol Xabier Anduaga, voix souplement puissante, capable de nuances, d’éclats et de vraies émotions. 

Mais face à l’héroïne, ces personnages ne servent en réalité que de faire-valoir. La complexité de la situation dramatique consiste dans le fait que Lucrezia est à la fois coupable et victime, mère et meurtrière. La soprano Carmela Remigio (°1973), spécialiste du bel canto, s’est produite en début de carrière avec Luciano Pavarotti dans de nombreux concerts. Sa discographie comprend notamment des opéras de Mozart, Rossini, Massenet ou Bellini. Sa Lucrezia Borgia s’affronte aux grandes voix qui l’ont précédée au CD ou au DVD, ce qui n’est pas sans risque : les seuls noms de Leyla Gencer, Joan Sutherland, Montserrat Caballé ou Edita Gruberova situent le haut niveau d’interprétation. Bénéficiant d’un physique avantageux et d’une incontestable présence scénique, la soprano offre une excellent prestation grâce à un engagement permanent, servie par une musicalité intense et un timbre qui lui permet de donner aux diverses émotions toutes leurs particularités. On appréciera à leur juste mesure sa romance Com’è bello tout autant que la cabalette qui la suit, son duo avec Don Alfonso à l’Acte I et, surtout, la tragique scène finale au cours de laquelle le poignard qu’elle se plante dans le cœur remplace le poison de façon très réaliste. Investie, parfois à gros traits, elle convainc sur le plan vocal, se hissant aisément en tête de cette distribution

La présente production est à retenir avant tout pour la valeur du chant, la mise en scène étant sujette à caution, comme nous l’avons fait remarquer plus avant. C’est malgré tout une alternative visuelle que l’on ne peut négliger, Carmela Remigio étant un premier choix actuel. Mais, sur le plan vidéographique, cette soprano de qualité doit malgré tout s’incliner face à Joan Sutherland à l’Opéra de Sidney en 1990 (avec Richard Bonynge, Opus Arte), et surtout face à Edita Gruberova, souveraine, à soixante ans, sur la scène munichoise du Bayerisches Staatsoper, en juillet 2009 (avec Bertrand de Billy, Medici Arts), d’autant plus que ce dernier DVD est complété par un intéressant documentaire de près d’une heure consacré à la carrière de la fabuleuse soprano slovaque.

Note globale : 7

Jean Lacroix  

 

    

 

     

 

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