Chefs-d’œuvre de l’orgue franckiste : Pétur Sakari ose le marbre et le myrte à Orléans

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César Franck (1822-1890) : Trois Pièces pour grand orgue, FWV35—37 ; Trois Chorals pour grand orgue FWV38-40. Pétur Sakari, orgue Cavaillé-Coll de l’église Sainte-Croix d’Orléans. Janvier 2020. Livret en anglais, allemand, français. TT 80’37.  SACD BIS-2349

Depuis l’an dernier, alors qu’il n’a pas encore soufflé ses trente bougies, Pétur Sakari dirige le Festival d’orgue d’Helsinki et préside la société Organum. Il avait à peine vingt ans quand il enregistra en avril 2013 son premier album pour le label BIS (French Organ Music) à Saint-Étienne-du-Mont, tandis qu’à Paris il étudiait auprès de Vincent Warnier et Thierry Escaich. Olivier Latry l’invita à se produire à Notre-Dame en 2017. Et encore n’étaient-ce ses débuts devant les micros, puisqu’en son pays il avait déjà gravé en 2010 (sous étiquette Fuga) un album à Pori (une des plus vastes églises de la région de Satakunta) : un récital de musique française (Tournemire, Messiaen, Dupré, Duruflé…) qui incluait déjà le troisième Choral. Son second album pour BIS nous offre ici le sommet de la production franckiste, enregistré à la Cathédrale Sainte-Croix : un cadre que Wolfgang Rübsam avait déjà choisi pour son intégrale des douze pièces, chez Deutsche Grammophon (1983). 

Un coup d’œil aux minutages suggère combien l’on prendra ses aises, ce qui se vérifie pour chaque pièce. Cette lenteur flatte les rencontres harmoniques, magnifie la respiration, mais hélas n’engendre pas toujours l’intensité qu’on attendrait. Dans une veine émolliente qui conforte l’image d’un Pater Seraphicus, même si la tradition symphonique d’antan, auquel ce disque semblerait se rattacher, n’était pas synonyme de langueur. Qu’on consulte par exemple le témoignage d’André Marchal à Saint-Eustache (Erato, 1958) où l’allant n’empêche pas la spiritualité. Voici donc un Franck de tentures et d’atmosphères, denses mais combien plus étirées que Joris Verdin (Ricercar, septembre 1998) qui, pour un programme identique, bouclait l’affaire en 56’30 ! : cursivité et décantation, certes au prix de tempi hors-norme, déduits des indications métronomiques exhumées pour les Six Pièces et autorisant un portrait qui « perd de sa gravité, et gagne en lumière, mouvement, optimisme et virtuosité » écrivait-il dans le livret. L’antithèse de ce qu’on découvre ici.

Dans le premier Choral, Marcel Dupré (à Saint-Thomas de New York, Mercury, octobre 1957), en presque seize minutes, excédait les tempos d’ensemble que distend Pétur Sakari, sans que celui-ci ne supplante l’imagination de son aîné. Considérées section après section, les mensurations sont similaires à celles d’Olivier Latry (DG, décembre 2003) qui, à Notre-Dame, disposait toutefois d’une palette encore plus riche, étagée et brillante. Dans ces deux versions, la première Variation débute à 4’02. On aura noté la suavité des fonds orléanais, le caractère des anches au Récit (4’34, dans le passage en clé de fa), la profondeur de la Soubasse (5’26), l’intermède dramatique (6’41) écrasant mais sans sécheresse. Comme avec Latry, on atteint à 11’14 l’exposé en sol mineur du thème principal (celui de la quatrième séquence d’exposition primitivement entendue à 2’54), et à 11’53 pour sa guise en si bémol mineur ; on aurait aimé que le phrasé de pédale fasse mieux ressortir ce thème dans la modulation en ut dièse mineur (12’34). La reprise a tempo (13’19) tendrait aussi à s’enliser ; le tutta forza (14’07) manque un peu d’éclat comparé aux registrations qui y osent les chamades.

La passacaille du deuxième Choral, on l’entend progresser fastidieusement, presque à regret, comme accusant le faix de douloureux souvenirs, ce qui tient autant du tempo que du ressemelage lesté. On atteint la seconde partie (cantabile) à 3’11, quand Joris Verdin y parvenait à 2’09 : cela donne idée de l’allure, qui néanmoins saura conquérir une certaine mobilité dans cet épisode conclu par une délicate prière de Voix Humaine (6’00). À ce stade, les repères sont similaires à Olivier Latry, qui aborde lui-aussi la Fugue vers 8’25. Mais Pétur Sakari se laisse ensuite distancer par l’inertie : le sujet semble fléchir le contresujet en croches plutôt qu’y puiser un élan, ce que confirme l’entrée au pédalier ; tout cela nous engourdit dans un nuage d’encens. L’épisode modulant (11’50) semble plus confus qu’affolé. L’exultation en si mineur vers le climax assène ses octaves en double-pédale (13’19) qui voudraient engloutir ce cauchemar dans la noirceur, paraphant une approche pesante et tragique, que la Coda (13’56) surplombe avec résignation.

La toccata qui lance le troisième Choral se contente d’une motricité que le musicien finlandais contraint pourtant, s’éloignant de la sûreté de modèles validés. Ce qui tend à gommer le contraste avec la section alternative (1’59). Les reprises de la toccata (3’06, 5’11, 12’16) entravent encore l’ivresse du moto perpetuo, encadrant un Adagio (6’08) conduit avec calme, pour un résultat scruté dans les grandes largeurs (15’12, la même propension que l’enregistrement Fuga de 2010). Cette modération décevra peut-être les amateurs de prestidigitation et de flamboiement, mais s’avère en phase avec ce qu’écrit l’auteur du livret : « Franck parvient ici à une sérénité, un équilibre, une transparence dans les ensembles et une finesse de l’harmonisation qui s’éloignent du Sturm und Drang. »

On détecte les mêmes qualités (et les mêmes travers) dans l’exécution des Trois Pièces. L’exergue de la Fantaisie semble bien solennel pour un andantino ; les appels interrogatifs en ressortent dépourvus d’ingénuité. Le thème sur les accords en sextolets (2’59) gagne son essor sur une transition fort habile (2’59), tout en souplesse, poursuivi par un second thème sur moutonnement d’arpèges que Pétur Sakari sustente et laisse planer comme par magie, porté par d’impalpables élytres. Le même envoûtement s’exhale du troisième thème sur son parterre d’ut dièse (5’45). L’occasion de mentionner qu’au long de ce SACD, les gradations sont finement rendues, autant que le permettent les capacités de gestion dynamique du vénérable instrument. Bien sûr, là encore au prix de tempos éployés : on atteint le Développement central à 9’07 ; pour situer à une référence, Marie-Claire Alain à Caen y parvenait à 6’52 (Erato, juin 1995), et enclenchait à 8’15 le climax qui s’attarde ici à 11’14. Et de splendide manière, opposant l’éclatant lyrisme des anches manuelles à la pesanteur grondeuse des anches de pédalier. En cette dialectique, Pétur Sakari manifeste la confrontation des deux univers qu’il avait engendrés depuis le début, ce qui entérine a posteriori la conception et le façonnage de ses phrasés.

On saluera aussi le parcours du Cantabile, dont les merveilleuses récitations d’anches s’épanchent avec rigueur et minutie, sans que la traversée ne donne l’impression de traîner, et même si ce paysage franciscain est visité avec des sandales de contemplateur (6’45…). En revanche la Pièce Héroïque, morceau le plus célèbre du compositeur, apparait-elle sous les meilleurs auspices ? Scansion filandreuse, exorde mollasson et creux, trille filoché. La voilure s’affale. Les interjections crétiques de la troisième section (1’29) ne sont-elles trop poussives pour interposer un geste contestataire ? Puis s’empressent avec une rage impressionnante sans que la partition ne légitime cette accélération. La clairière centrale en si majeur (3’29) maintient une tension que n’explique pas le tempo retenu. La reprise en si mineur intervient à 6’22 (5’02 pour Marie-Claire Alain, sans même parler du trépidant Joris Verdin à 4’17). Le « très largement » indiqué à la mesure 151 implique-t-il l’affaissement qu’on déplore ici à 6’51 ? En tout cas, les battues césurées y préservent un certain panache, hérissant de justes appuis et relances au sein du rythme pointé dont l’interprète triture l’agogique. Jusqu’à une conclusion qui vous ménagera quelque surprise par son choix textuel.

À l’intérieur du digipack, Pétur Sakari confie qu’il adore le Cavaillé-Coll d’Orléans. Convenons qu’il honore cette vénération en rendant un chaleureux hommage à cette mythique console. Quitte à ce qu’on suppose que le jeune organiste tombe parfois sous le charme de ses innombrables beautés, telles les délices de Capoue, tournant les arômes en bouche, et en oubliant d’affermir le débit et de briguer une éloquence plus spontanée. L’hymne d’apothéose (6’35) de la Pièce Héroïque, à la manière grandiose dont Pétur Sakari l’érige en marbre et colonnades, se dresse à l’image du style qui s’impose en ce disque : romantique par sentiment, et philhellénique par le monumentalisme impassible qui parait défier le temps (et le tempo !) pour mieux contempler les siècles. Quiconque ne souhaite se risquer à tester cette équation s’en tiendra à Ben van Oosten (MDG, 2017), Marie-Claire Alain (à Caen ou Lyon, Erato 1995 & 1976) et André Isoir à Luçon (Calliope en 1975). Prise de son ? Ample et étayée mais un peu distante, diffuse et translucide. Nonobstant : pour le couplage, pour cet orgue, pour les singularités cinétiques et esthétiques de cette interprétation, qui relève plutôt du myrte que du laurier, aucun amoureux de cet éminent corpus franckiste ne saurait ignorer ce nouveau disque. Notre évaluation de 8,5/10 traduit une moyenne entre des moments diversement convaincants, et récompense une exploration partiale et assumée : l’écoute n’encourt aucune indifférence.

Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

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