« Where I start, you do not end » - Déambulation à travers des espaces sonores

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Ancien site des ateliers Paul Wurth situé dans le quartier de la gare à Luxembourg, Le Carré, transformé en lieu culturel temporaire pour les Rotondes alors en travaux de réhabilitation, héberge depuis plusieurs associations intriguées par le potentiel artistique du bâtiment industriel (on pense au Plan K de la rue de Manchester à Bruxelles, à l’époque de Frédéric Flamand ou des Disques du Crépuscule) : l’ensemble de musique contemporaine United Instruments of Lucilin, qui généralement y répète, aujourd’hui en ouvre les portes pour un concert performance qui mène son public, numéroté et en couleur, de salle en salle, de gradin à siège, de siège à canapé.

Empty Chairs, justement, de la Belgo-Néerlandaise Cathy Van Eck, ouvre l’action : pas d’instrument mais trois chaises, chacune équipée d’un haut-parleur en interaction, via un dispositif d’électronique en temps réel, avec un microphone sur pied au centre de la scène. Trois chaises que les musiciens bougent, disposent, reposent, déposent, dont ils traînent les pieds, sur lesquelles parfois ils s’assoient : la relation entre ces objets du quotidien, les humains qui les manipulent, les sons qui en découlent, le feedback qui naît des mouvements et son traitement dans les haut-parleurs, voilà ce qui intéresse la créatrice de ce « performative sound art ».

Comme les rats de Hamelin, nous suivons le percussionniste Guy Frisch et sa boîte-à-meuh-qui-fait-dooinngg dans la pièce adjacente, où d’autres sièges nous accueillent, toujours numérotés mais dispersés et désorientés (les instructions reçues à l’entrée nous enjoignent de ne pas les déplacer) : dans Volta (une commande de l’ensemble et de la Philharmonie), le jeune Britannique Nicholas Morrish pousse les instruments acoustiques et électriques (guitare et claviers) de l’orchestre dans une texture électronique graduellement étourdissante (appuyée en cela par les lumières stroboscopiques), nourrie de larsens et de feedbacks, qui plonge l’oreille dans un remous psychédélique et jouissif.

Autre pièce, autre morceau : chaque siège est maintenant proche d’un lutrin, les musiciens brandissent leurs instruments, prêts à entamer Con voce de Mauricio Kagel, si tant est que celui-ci se laisse entamer, car l’injonction du titre est à prendre à la lettre, celle qui dit de faire « avec la voix » ce que justement l’instrument, là, se refuse à faire et que le musicien, en mal de son, tente de compenser, qui se met à chantonner, murmurer, souffler… dans une drôle de « pantomime musicale avec voix obligée ».

Alto (Danielle Hennicot) et violon (André Pons-Valdès) émergent de part et d’autre d’un cube dans le cube qu’est la salle aux murs blancs et rugueux dans laquelle nous sommes cette fois restés assis, exception à la règle de transhumance du spectacle, chacun fouissant son instrument de ses doigts bagués de métal pour en faire jaillir crissements piquants, cliquetis raides et froissements acides -les mêmes mais avec la différence de timbre et de chaleur qui sépare violon et alto-, chacun avançant d’un pupitre à l’autre, le temps d’une page, pour se croiser au centre de l’espace et entremêler la production sonore de The Whisper of Phoenix d’Alexander Khubeev, compositeur originaire de Perm, en Russie.

Trois piliers délimitent un triangle de néons roses (puis verts, puis bleus…) posés au sol, terrain de jeu de Matthias Koole pour ses Improvisations à la guitare électrique : il en frotte, pince et râcle les cordes, parfois à l’aide d’objets plus ou moins denses et solides (un ballon gonflable éclate en un cri mouillé -peu importe, un autre est là pour suppléer) et pivote sur son tabouret pour laisser voir à chacun le geste et la clochette, qui remplace la flûte, comme nous les rats.

Et nous le suivons, cette fois au bar du Carré, où mon 7 bleu (« je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! ») me conduit dans le canapé noir, sur l’accoudoir duquel la violoncelliste (Ingrid Schoenlaub) me tourne le dos -allez planter la pique d’un tel instrument dans le cuir-, alors que la musique déjà joue, à moins que, non, c’est encore l’accordage qui est en cours, mais c’est comme s’il se continuait, comme si les interprètes testaient le lieu, sa réverbération, ses vibrations intrinsèques, comme si, immobiles pourtant, ils s’approchaient et s’éloignaient l’un de l’autre, se reniflant tels les chiens quand ils font connaissance et puis aussi, comme si chaque musicien, seul parmi les autres et l’espace, se retrouvait face à lui-même, dans cette lancinante, immersive et fascinante composition de James Tenney.

Quand le silence se fait, troublé seulement par l’ouverture du rideau sur la grisaille du crépuscule, l’audience reste engourdie un moment, encore soumise à la résonance de In a Large, Open Space, du compositeur américain, pendant que l’ensemble se regroupe derrière le bar, suffisamment haut pour que le salut efface un temps les musiciens de l’image, ce qui ajoute un zeste de comique à la prestation d’un United Instruments of Lucilin en propriétaire et guide des lieux, concert mobile mis en scène par Anselm Dalferth avec une attachante ambition créative.

Luxembourg, Philharmonie, le 05 juin 2021

Bernard Vincken

Crédits photographiques :  Alfonso Salgueiro

 

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