Mantra à Bozar : le tour du son en (un peu moins de) 80 minutes

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Articulée autour du thème de « l’inentendu », l’édition 2018 du festival Ars Musica explore de nouvelles contrées sonores. Au programme de la soirée du 16 novembre à Bozar, le Prélude et la Mort d’Isolde extraits de Tristan et Isolde de Wagner avaient, certes, un petit air de « déjà entendu ». En revanche, l’arrangement pour deux pianos qu’en a réalisé Max Reger est relativement peu joué. Quant à Mantra de Karlheinz Stockhausen, c’est l’une des étapes essentielles jalonnant l’épopée du renouvellement du langage musical entreprise le siècle dernier.

Composé en 1969-1970, Mantra fut créé lors du festival de musique contemporaine de Donaueschingen le 18 octobre 1970 par Aloys et Alfons Kontarsky. L’œuvre fut enregistrée pour la première fois l’année suivante par les mêmes protagonistes. Deutsche Grammophon n’a malheureusement pas eu la bonne idée de rééditer cet enregistrement sur disque compact. Le titre de l’œuvre évoque évidemment l’hindouisme (auquel de nombreux compositeurs occidentaux se sont intéressés à compter des années 1960), et plus particulièrement les mantras hindous, combinaisons sonores répétées inlassablement dont la fonction est de stimuler la méditation.

La composition tout entière repose sur une formule de 13 notes – le « mantra » –, dont chacune présente des propriétés sonores propres sur le plan de la hauteur, du rythme et de l’articulation. Le mantra dans sa forme supérieure est accompagné de sa forme en miroir à la voix inférieure. Dans le texte destiné à accompagner l’enregistrement DG, Stockhausen précise qu’il n’y a « rien d’autre » dans l’œuvre (quelle humilité !) « que des séries constantes de ce ‘mantra’ et des superpositions constantes avec lui-même, dans douze formes d’étirement et treize fois douze transpositions. Dans treize grands cycles en effet, ayant chacun une note du ‘mantra’ pour son centre autour duquel les formes d’étirement se constituent, une des treize caractéristiques mantriques est chaque fois dominante. » Chaque pianiste dispose à ses côtés d’un appareil dans lequel sont intégrés un amplificateur, un compresseur, un filtre, un modulateur en anneau, un générateur d’ondes sinusoïdales et un potentiomètre de volume. Le son des deux pianos est renforcé grâce à deux micros et modulé en anneau avec une onde sinusoïdale. Derrière chaque piano se trouvent des haut-parleurs qui restituent le son modulé en même temps que le son joué. Trois sonorités parviennent ainsi à l’auditeur en même temps : le son naturel des pianos, le son amplifié électroniquement et le son modulé en anneau.

Stockhausen voyait dans la construction unitaire de Mantra « une miniature musicale de la macrostructure unitaire du cosmos », ainsi qu’ « un agrandissement dans le champ temporel acoustique de la microstructure unitaire des oscillations harmoniques à l’intérieur du son lui-même ».

Stockhausen avait déjà utilisé des modulateurs en anneau dans des œuvres antérieures, telles que Mixtur (1964), pour orchestre, 4 générateurs sinusoïdaux et 4 modulateurs en anneau, et Mikrophonie (1965), pour chœur, orgue Hammond, 4 modulateurs en anneau et bande magnétique. Avec Mantra, il innove néanmoins en optant pour l’usage d’une formule en tant qu’unique fondement de la composition : première « Formelkomposition » de son auteur, Mantra fera tache d’huile dans la production ultérieure de Stockhausen. Aux œuvres « uniformelles » succèderont les partitions « multiformelles », reposant sur ce que le compositeur appelait des « superformules ». L’opéra cosmogonique Licht, dont la composition s’étendit de 1977 à la mort de Stockhausen en 2003, en est le paradigme.

Comme de nombreux autres chefs d’œuvre des 50 dernières années, Mantra est une expérience qui se vit sur scène, une œuvre qu’il faut voir et entendre en concert pour l’apprécier pleinement. En effet, les enregistrements discographiques ne permettent que d’en restituer partiellement les caractéristiques sonores protéiformes.

Assistés de Jan Panis à la console, qui a côtoyé Stockhausen de près et a pris part à de nombreuses exécutions de Mantra, Wilhem Latchoumia et Stéphane Ginsburgh n’ont pas ménagé leurs efforts pour faire vivre de grands moments au public qui s’était déplacé ce vendredi soir à Bozar. Le premier en chemise noire, le second en chemise blanche, on aurait dit qu’ils s’étaient volontairement assortis aux couleurs de leurs claviers, non tant pour mieux se confondre avec leurs instruments, mais pour faire véritablement corps avec eux. Et de fait, l’osmose fut totale ! Devant un parterre clairsemé mais néanmoins nourri, manifestement composé pour l’essentiel de fidèles du festival et de connaissances (amis, élèves et anciens élèves), ces deux pianistes d’exception ont livré une lecture très engagée de Mantra, absolument brillante sur le plan technique. L’exécution de cette page maîtresse de l’Ecole de Darmstadt, œuvre d’un seul tenant d’une durée d’une heure et quart, exige des interprètes une extrême concentration, soutenue de bout en bout. Impossible de mémoriser une telle partition. C’est donc les yeux rivés sur celle-ci que le duo s’est employé à en révéler les innombrables couleurs harmoniques. A aucun instant, pourtant, cette œuvre d’une extraordinaire complexité n’a semblé leur échapper. Mention spéciale à Wilhem Latchoumia, qui a paru survoler la partition avec une aisance épatante. Mais braver les obstacles n’était pas l’unique objectif des deux musiciens ; se gardant bien de verser dans une interprétation mécanique, scolaire, ils ont au contraire affiché beaucoup de tempérament, de conviction et de personnalité. Remarquable performance !

Au regard de Mantra, véritable plat de consistance de la soirée, la version pour pianos du Prélude et de la Mort d’Isolde fit office de simple mise en bouche. Evoluant du gris au blanc éclatant, en passant par toute la gamme des tons pastels, elle a séduit et mis en appétit, sans pour autant ébranler les cœurs.

Olivier Vrins

Crédit photographique : WDR Cologne

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