Marcos Morau chorégraphie Roméo et Juliette à Anvers : noir c’est noir
On sait que Jan Vandenhouwe, directeur artistique de l’Opera Ballet Vlaanderen, n’hésite pas à prendre des risques. Comme il s’en explique dans le programme de salle, c’est après avoir été fortement impressionné par la version qu’avait donnée Marcos Morau de La Belle au bois dormant à Lyon qu’il décida d’inviter le chorégraphe espagnol à monter le ballet de Prokofiev à Gand puis à Anvers.
Autant le dire tout de suite, cette interprétation de ce qui est le dernier grand ballet romantique surprendra certainement les balletophiles amateurs d’entrechats, de jetés-battus et autres pirouettes s’attendant à suivre sans difficultés l’immortel récit shakespearien des amours tragiquement contrariées des immortels amants de Vérone.
D’ailleurs, on a beau relire le programme dans tous les sens, nulle part il n’est fait mention des rôles qu’incarnent les danseurs du ballet flamand. Car Morau ne s’attache pas à suivre au plus près l’argument de Shakespeare et Prokofiev. Au contraire, il va jusque’à se passer des personnages qu’on s’attend à voir sur scène (Roméo, Juliette, Mercutio, Tybalt, Frère Laurent) pour confier la représentation de la possibilité de l’amour à un petit garçon et une petite fille également blonds qui assisteront, innocents et curieux, au déchaînement de violence illustrant l’impossibilité de l’amour qui est au centre de cette version qui tourne résolument le dos à la convention tout en donnant énormément à réfléchir.
Le côté sombre et tragique de cette approche est fortement accentué par les décors dépouillés et presque uniment noirs (un peu de blanc soulage l’oeil de temps en temps) de Max Glaenzel et les étranges costumes atemporels de Silvia Delagneau où hommes comme femmes sont vêtus de hauts noirs et d’amples jupes de la même couleur et qui contribuent à donner un côté étrangement hiératique et mystérieux à une chorégraphie qui casse sciemment les codes du ballet classique. En effet, tournant résolument le dos à la conception qui veut des danseurs masculins athlétiques et des ballerines gracieuses, Marcos Morau travaille énormément les mouvements du buste, de la nuque et de la tête de danseurs dont l’engagement physique est total. Ces fascinants mouvements étrangement désarticulés leur confèrent souvent un côté mécanique et saccadé évoquant des robots futuristes autant que des rituels d’un passé lointain et indéterminé..
Cette impression d’étrangeté est renforcée par des accessoires dont la fonction n’est pas toujours des plus claires : un cheval caparaçonné d’une armure comme pour partir au combat, des chandeliers portés par les danseurs, un encensoir agité sur scène, des troncs d’arbres réunis pour former un bûcher. On se demande aussi pourquoi les danseurs se mettent à un moment à démonter une par une les dalles qui recouvrent le sol de la scène. Quant à la fin, elle débouche sur un pugilat général.
Cette approche sans âge, sans temps, sans lieu défini débouche sur un inattendu et fascinant opéra sans paroles. Si, comme le disait le formaliste russe Victor Chklovski, le propre de l’oeuvre d’art est la désautomatisation de la perception et le fait de rendre étrange ce qui est familier, on pourra dire que Marcos Morau a réussi dans cet exercice. Il convient bien entendu de saluer la remarquable prestation d’un corps de ballet aussi homogène et qui défend avec une totale conviction la vision du chorégraphe espagnol.
D’une durée d’une heure et vingt minutes sans interruption, cette version opère quelques coupures dans la partition de Prokofiev dont les plus belles pages sont bien sûr conservées. On regrettera cependant l’ajout à plusieurs reprises de passages de musique électronique assez laide et bruyante qui n’apporte pas grand-chose à l’oeuvre et dont les graves ronflants causent un réel inconfort auditif (mais peut-être est-ce voulu).
Quant à l’admirable musique de Prokofiev, elle est défendue avec beaucoup d’intelligence par le chef Gavin Sutherland qui l’abord à juste titre comme le ballet qu’elle est plutôt qu’une démonstration de virtuosité orchestrale et peut compter sur la collaboration d’un orchestre plein de bonne volonté mais un peu fruste.
Anvers, Opera Ballet Vlaanderen, 4 avril 2025.
Crédits photographiques : Opera Ballet Vlaanderen / Danny Willems
1 commentaires