Mardirossian + Crassin = minimal + ambient + contemporain

par

Pianisphère Vol. I. Ryuichi Sakamoto (1952-) ; Arvo Pärt (1935-) ; Brian Eno (1948-) ; Bruno Letort (1963-) ; Morton Feldman (1926-1987) ; Gavin Bryars (1943-). François Mardirossian ; Thibaut Crassin. 49’43 – 2023 – Livret : anglais. Soond. SND 22029. 

En matière d’armement, on distingue les armes conventionnelles (conformes aux conventions régissant les guerres -une sorte d’oxymore en soi-, qui vont de la fleur au fusil, en passant par la mine terrestre), non conventionnelles (non inscrites dans ces conventions, elles sont souvent de destruction massive, comme les NRBC – nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques), stratégiques (aux objectifs, à longue portée, démographiques, économiques ou militaires – elles sont la plupart du temps nucléaires) et tactiques (aux objectifs, à courte portée, souvent militaires ou défensifs – bombes à neutrons, mines nucléaires).

Ce premier volume de Pianisphère revendique un programme non conventionnel et tactique : amis devant comme derrière le clavier, François Mardirossian et Thibaut Crassin, dont on connaît le goût au travers de la programmation musicale du festival lyonnais Superspectives, pour les musiques d’aujourd’hui, contemporaine donc, mais aussi minimaliste ou ambient, sans négliger des accointances rock, mêlent leurs jeux sur une douzaine de pièces écrites (ou transcrites) pour quatre mains. Le piano n’est pas l’instrument dont on attend le plus d’extravagances, dès lors qu’on s’abstient de le préparer (à la John Cage), de rassembler autour de son corps exposé une dizaine d’étudiants prêts à en exploiter toutes les ressources (tel Stephen Scott et son Bowed Piano Ensemble) ou de triturer ses cordes à l’aide de pièces métalliques (à la manière de Reinhold Friedl), et le jeu des instrumentistes, pour précis et délié qu’il est, en respecte le plus souvent les conventions, en même temps qu’il cultive la proximité avec son auditoire.

Quatre courts morceaux de Ryuichi Sakamoto (jeune, n’ayant pas tranché entre Beatles et Rolling Stones, il cofonde le trio électro Yellow Magic Orchestra avant de glisser vers la musique de film, le traditionnel japonais et l’acoustique), tous extraits de la bande-son de "Furyo", du réalisateur de Nagisa Ōshima, dessinent les en-têtes de chapitre de l’album, gourmand (A Hearty Breakfast), primesautier (Batavia), altier (A Brief Encounter) ou à l’entêtement délicatement intrusif (Before The War) et ceignent l’œuvre centrale, créée lors de la Nuit blanche minimaliste à la Maison de Lorette et qui donne son nom au disque : en quatre mouvements (et autant de dédicataires), Bruno Letort (un autre fervent d’expériences artistiques adultérines) développe une intrigue intimiste et bruineuse (l’eau en dégoutte avec une élégance sombre), dont le déroulement s’anime soudain, mais vite hésite et s’en retourne à une langueur envieuse de sérénité, avant de clore, par une quatrième partie singulièrement engageante, sur une indécision entretenue -comme si la question, fondamentale, devait rester pour toujours irrésolue.

Pour By This River, Mardirossian et Crassin flirtent avec l’arme de destruction massive, tant l’option du grondement sourd des cordes, bruitiste et de lèse-majesté semble iconoclaste au regard de la pièce, écrite par Brian Eno, tête chercheuse de l’histoire des musiques populaires, passé des plumes et paillettes de Roxy Music début 1970 à la musique ambient, et magnifiée de façon poignante dans "La chambre du fils", le film de Nanni Moretti : il me faut dix écoutes, passant de l’agacement à la frustration, de l’horripilation à l’indignation, avant d’accepter -puis de souscrire à- ce noircissement du point de vue, ces hiatus en  vraies/fausses notes disséminés, là où Eno propose sa voix pour élonger la tristesse, là où Moretti filme l’absence poignante.

Premier compositeur publié sur Obscure Records, l’éphémère label d’Eno démarré en 1975, Gavin Bryars, avec My First Homage (lui-même édité auprès des Disques du Crépuscule, label éclectique bruxellois des années 1980), tente un étonnant exorcisme de sa soudaine détestation du jazz après une période d’intense immersion (il arrête d’en jouer en 1966 et ne se réconcilie avec l’improvisation -et encore, uniquement celle de (certains) autres- que 12 ans plus tard) et rend hommage à Bill Evans : la version du duo de pianistes, élaguée des vibraphones, clarifie la mélancolie larvée de la pièce et en aiguise la préhension -comme si soudain deux doigts seulement suffisaient à s’en saisir.

Dans un contraste frappant, l’aérien Pari intervallo d’Arvo Pärt succède à l’entrée en matière énervée de Sakamoto : l’interprétation, que rien ne vient perturber, est sobre et pleine, présente et pacifiée, dense comme l’est celle de Two Pianos de Morton Feldman ; deux pièces, où les intervalles entre les notes sont encore des notes, qui finissent d’assembler un programme excitant -au fond plus spontanément bigarré que stratégiquement non conventionnel.

Son : 8 – Livret : 3 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Bernard Vincken

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