Sonates du Rosaire de Biber : deux nouvelles parutions
Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704) : Sonates du Mystère / du Rosaire. Mayumi Hirasaki, violon. Jan Freiheit, viole de gambe. Michael Freimuth, archiluth, théorbe. Johannes Loescher, violone. Christine Schornsheim, clavecin, orgue. Septembre 2020, avril 2021. Livret en anglais, allemand, français. TT 74’09 + 55’30. Passacaille 1088
Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704) : Sonates du Mystère / du Rosaire. Amandine Beyer, violon. Baldomero Barciela, viole de gambe, violone. Francesco Romano, archiluth. Nacho Laguna, théorbe. Anna Fontana, clavecin, orgue. Septembre 2022. Livret en français, anglais, allemand. TT 52’04 + 53’26. Harmonia Mundi HMM 902712.13
L’actualité discographique nous amène deux esthétiques très dissemblables pour ces sonates. Du Mystère ? Du Rosaire ? Le titre manque dans le manuscrit, dépourvu de frontispice. Elles procèdent d’ailleurs plutôt du genre de la Suite que de la Sonate, dans la mesure où elles incluent des assemblages de danse (allemande, courante, gigue, sarabande, gavotte…). Quelle que soit l’appellation, elles n’en constituent pas moins un sommet du répertoire baroque pour violon, voire l’acmé de la polyphonie pour instrument à cordes au XVIIe siècle dans l’aire germanique. Malgré les conjectures, on les date communément de 1678, l’année où le Prince-Archevêque Max Gandolph éleva Biber au rang de vice-Maître de Chapelle à Salzbourg. Elles lui sont dédiées, en tant qu’une « harmonie consacrée au Soleil de Justice et à la Lune Immaculée », justifiant la pertinente iconographie de la pochette. L’amphithéâtre de l’Université de Salzbourg, où se réunissait la confrérie du Rosaire, s’ornait de tableaux représentant chacun des quinze Saints Mystères.
Le compositeur s’inspira de ce cycle liturgique qu’il déclina en autant de sonates, assemblées en trois séries (joie, douleur, gloire) correspondant à la Nativité, à la Passion, et à un ensemble groupant la Résurrection, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption, le Couronnement de la Vierge. Une seizième sonate, pour violon soliste, se présente comme passacaille et se nomme « L’Ange gardien » que l’on célébrait le 2 octobre, associée à une effigie peinte sur la porte de l’Aula Academica. Même si certaines sonates endossent un langage figuratif, exprimant le sens des images sacrées, et relèvent même du procédé symbolique (croisement de cordes pour traduire la crucifixion), leur composition préexiste pour certaines d’entre-elles à leur mise en recueil. D’un point de vue harmonique, ces sonates se singularisent par l’accord en scordatura (« j’ai réglé les quatre cordes de ma lyre de quinze manières différentes », précise l’auteur dans la préface en latin), que le livret de l’album Passacaille apostille par des clés en vignette.
Cette technique, Mayumi Hirasaki l’avait déjà magnifiée dans un album de 2019 (L'Arte della scordatura, chez le même éditeur). Malgré la virtuosité que requiert l’exécution, la musicienne se distingue par son interprétation intérieure et réfléchie, volontiers mystique qui, dans le calme des premières scènes (son Annonciation tout en sfumato) semble hésiter entre tendresse et velléité. Cette propension méditative culmine toutefois en des étapes comme Le Christ au Mont des Oliviers, ou les variations autour de la Flagellation. Les pages extraverties, comme le praeludium de la Crucifixion, l’aria tubicinum de L’Ascension ou L’effusion du Saint Esprit, montrent une soliste vaillante, sans qu’on accède à ce suprême degré d’ardeur qu’enflammait un Reinhard Goebel (Archiv Produktion) dans son enregistrement qui globalement fait toujours référence pour son intense rudesse illustrative. Un continuo attentif sertit la vision sereine et raffinée de la violoniste nipponne, qui emploie cinq instruments différents, d’époque (c1700, c1750, fin XVIIIe) ou de facture récente. Sa lecture toute résiliente de l’ultime passacaille signe une version dont la palette de nuances se voue au regard contemplatif, épousant intimement les courbes du chapelet de prière, qui n’est pas sans rappeler le témoignage de Fabien Roussel (Bayard).
Une plage par sonate chez Passacaille, là où Harmonia Mundi permet un accès plus détaillé. Nul besoin de vérifier le tracklisting (vingt-cinq minutes de moins !) pour que l’oreille saisisse combien Amandine Bayer nous emmène dans une expédition autrement pressée, dès ses guillerettes évocations autour de la crèche et l’enfantement. Empressée voire désacralisée, ce qui semblerait accréditer que ces pages furent conçues pour le divertissement du prince. La musica representativa, la dévotion mariale deviennent prétextes à des incantations vertigineuses, souvent parcourues bride abattue, repoussant les précédents exploits de Reinhard Goebel ou Patrick Bismuth (Zig Zag). Une ivresse toute chorégraphique dissiperait-elle la ferveur du sentiment ?, à l’instar de ce corps vacillant sur la couverture.
« Il y a des projets de disque qui naissent de la musique. Et puis il y en a d’autres qui naissent de la danse ! Cet enregistrement a pu prendre forme dans ma tête, mes doigts et mon cœur grâce à l’impulsion de la compagnie de danse Rosas, et de sa chorégraphe, Anne Theresa de Keersmaeker » prévient l’exergue de la notice. Cette théâtralité imprègne la vision de la violoniste : « je ne peux pas jouer une seule note de cette musique sans voir un corps tourner, deux têtes se rapprocher, une poitrine s’ouvrir et s’abandonner, une main se tendre vers le ciel ou l’obscurité et faire un geste léger, aussi subtil qu’une diminution musicale ». Cette intrépidité vire-t-elle à l’exaltation du mouvement ou s’enferre-t-elle dans l’hypotypose ? Quitte à succomber à des effets bruitistes dans l’aria tubicinum de L’Ascension qui, en guise de troupe guerrière, processionne sur une sorte de claquement de nacaires. En tout cas, on chercherait en vain une valorisation plus cinématique du texte, presque une antithèse aux équilibrages prudents d’Hélène Schmitt (Aeolus) et aux divine fluidités de Monica Huggett (Gaudeamus).
Au crédit de cette nerveuse incarnation, on avoue reconnaitre une constante sensibilité à la partition, scrutée jusqu’au maniérisme, surclassant la veine pictorialiste de Lina Tur Bonet (Pan Classics). Brio, suggestivité épidermique placent Amandine Beyer au premier plan d’une vigoureuse prestation où le continuo se plie docilement à la démonstration. Le substrat s’efface derrière une leçon d’archet qui, en flagrance de glossolalie, parle les langues de ces vignettes avec une aisance déconcertante -sans toujours en épuiser le sens, ici survolé, diront les contempteurs. La rhétorique n’est pas appariée à celle du contraste signifiant. On en apprécie d’autant certains moments de grâce où Amandine Beyer, si prompte à éblouir ou émoustiller dans les instances spectaculaires et les turbidités en stylus phantasticus, nous émeut par ses touchantes intuitions, ainsi l’allamanda de la Visitation ou la sarabande de la Pentecôte.
Cette incandescente lucidité digne d’un « renouveau charismatique » s’assigne ses propres limites, mais rappelle surtout que Biber, outre la dimension spirituelle que l’on prête à son chef-d’œuvre, fut un des grands virtuoses de l’époque. Par ses rythmes drus, sa sensitivité à fleur de peau, sa diction segmentée, son procès vériste jusqu’à la bambochade, son coloris piailleur (à l’inverse des bas-reliefs d’Andrew Manze sous la même étiquette Harmonia Mundi), cette version des Sonates du Mystère ne sera pas du goût de tous, d’où notre évaluation qui rechigne à l’enthousiasme. Résumerait-on en disant qu’elle privilégie le frémissement de l’instant sur la condensation parabolique, qu’elle signalise un graphisme entre naïveté et expressionnisme, -une galerie telle que par-delà les siècles aurait pu la peindre un Max Beckmann ?
Passacaille : Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9
Harmonia Mundi : Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8
Christophe Steyne